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Interactivité et société : les paradigmes
de l’individualisation
Cette relation effective entre l’acteur et
le personnage établit une relation fondamentalement
novatrice au média. Traditionnellement les médias
(exceptés peut-être dans les situations de communication
intersubjective) véhiculaient un contenu destiné
et déterminé marquant une rupture entre émetteur
et destinataire, entre producteur et consommateur. Les médias
éditoriaux (presse, livres…) se sont inscrits dans
un modèle économique industriel de production
de masse. Les médias de flux (radio, télévision…)
ont renforcé un modèle culturel monopolistique
(qu’il soit étatiste ou capitaliste). A partir des
années 45, mais surtout à la fin des années
soixante, la culture de masse d’une société
industrielle et productiviste est critiquée car elle
ne s’adapte plus aux besoins et aux désirs de chacun.
Si la réponse initiale est une fragmentation de l’offre
(multiplication des chaînes de télévision,
des radios ou des titres de presse) elle reste soumise à
un modèle de production et de diffusion industriel.
Pour de multiples raisons ce modèle subit des revers.
Economiquement, il est lourd et réagit lentement au
évolution rapide et à la parcellisation du marché.
Idéologiquement, il est contesté par une crise
de confiance croissante des appareils étatiques et
des grands groupes économico-financiers. Egalement
crise politique et culturelle qui se traduit par un renoncement
à une identification et un engagement dans une culture
de classe. Quelles que soient les idéologies de base,
la deuxième moitié du vingtième siècle
se traduit par l’émergence de modèles individualistes.
L’individu occupe une place centrale qu’il soit consommateur
ou acteur social. Si les médias de l’interactivité
offrent au départ les outils technologiques d’une fragmentation
et d’une optimisation de la production, ils introduisent dans
les faits une individualisation fonctionnelle de la société.
En augmentant la réactivité des systèmes
dans une temporalité de plus en plus proche de l’actuel
et une adaptabilité à des contraintes marginales,
ils amplifient le rôle des destinataires individuels
comme prescripteurs et demandeurs. Elles développent
des logiques différentielles et concurrentielles. Ceci
ne veut pas dire que les tenants d’approches monopolistiques
ont disparu et qu’en certaines occasions ils ne soient pas
tentés de retrouver une position hégémonique.
Néanmoins, ils ont dû faire des concessions et
peuvent tout au plus (et c’est encore important) maintenir
une position dominante au prix d’une reconversion dans une
logique d’essaimage. Pour faire face à un système
concurrentiel on voit bien par exemple la stratégie
de segmentation de France Télécom qui multiplie
les filières et les déclinaisons de ces corps
de métiers. Parallèlement des stratégies
croisées unissent des groupes dans certaines alliances
et les opposent dans d’autres.
En introduisant à une temporalité
de l’actuel, une contraction de l’espace (par la globalisation
et la mondialisation des systèmes de communication)
et une individualisation de la médiation, l’interactivité
accélère le partage et la circulation de l’information.
A l’heure où Internet se commercialise
à outrance, ce discours peut sembler utopiste. La lourdeur
des investissements des grands acteurs économiques
et institutionnels donne l’impression d’absorber l’image bon
enfant d’un réseau d’échange gratuit et coopératif.
Mais d’une part, le modèle économique est pris
dans une surenchère de situations paradoxales :
les règles de la concurrence commerciale fragilisent
les investissements productifs et industriels. La course aux
produits d’appel fait que si Microsoft veut ne pas perdre
le contact avec l’explosion du marché sur Internet,
il lui faut offrir un produit gratuit. Rien n’empêche
alors ses concurrents de contre-attaquer en offrant un autre
produit gratuit attaquant un produit commercialisé
par Microsoft. Un troisième acteur-utilisateur proposera
alors un comparatif permettant de se constituer une offre
gratuite… D’autre part les stratégies d’auto-médiation
(Jean Louis WEISSBERG [90]) permettent une ouverture
d’échange sans intermédiaire d’une dimension
inconnue jusqu’alors dans les domaines de la micro-économie
comme dans celui de l’échange des idées.
Les médiations interactives introduisent
ainsi à la nécessité de nouvelles formes
d’organisation basée sur des principes de coopération.
Pendant un temps, la complexité technologique
contient le développement de nouvelles pratiques accentué
par une course à la qualité absolue. Mais lorsqu'une
qualité individuelle suffisante est atteinte, les fondements
du système peuvent-ils perdurer ? A ce jeu Netscape
a en partie déposé les armes dans la bataille
des navigateurs. Plus personne n'imagine devoir payer pour
naviguer sur le Web. Qu'en sera-t-il demain des systèmes
d'exploitation lorsqu'un environnement comme Linux répondra
à des exigences de performance et une simplicité
d’usage équivalentes à un système comme
MacOs ou Windows ?
Le développement des médias
interactifs semblent avoir sérieusement affecté
les modèles monopolistiques. Nous sommes dans l'ère
de la personnalisation dont l'offre de services permet encore
de compenser économiquement la perte de plus value
sur le produit lui-même. En même temps la personnalisation
expose obligatoirement à la tentation de l'individualisation.
En quoi le système socio-économique pourra-t-il
y résister sans formaliser de nouveaux modèles
collaboratifs ou coopératifs ?
En 1969, le groupe des Who proposait une
fable en forme d’un opéra-rock du nom de Tommy.
Tommy est l’histoire d’un jeune garçon qui à
la suite d’un choc émotionnel devient sourd, aveugle
et muet. Il sortira de sa torpeur à l’aide de deux
objets : un flipper et un miroir magique. Par le flipper,
qu’il pratique à l’intuition, il acquiert un savoir
faire, une personnalité au regard des autres. Le miroir
est l’endroit où il découvre son image malgré
sa cécité. En poursuivant son image dans le
miroir et en brisant ce dernier, il se libérera. Sa
célébrité (il est champion du monde de
flipper) et le miracle de ses sens retrouvés font de
lui un nouveau messie. Les gens accourent du monde entier
pour suivre son exemple. Alors son entourage organise un camp
où chacun peut s’offrir contre monnaie sonnante et
trébuchante le kit de la révélation pour
revivre les mêmes sensations que Tommy, son expérience.
Mais c’est un échec, l’expérience
de Tommy peut se partager, mais elle ne peut pas se vendre
ou se donner telle qu’elle.
Par cette métaphore qui reprend plusieurs
thèmes de cette monographie, nous souhaitons faire
partager un désir sur le regard que nous portons sur
les médiations interactives. Il n’y a pas une vision
des médiations interactives mais de multiples points
de vue à adopter.
Les outils de la pensée ont transformé
à chaque époque notre rapport aux autres et
au monde. Au travers et sur eux les différentes civilisations
se sont réorganisées. Les technologies de médiations
interactives sont l’émergence d’une révolution
technologique, reflets d'une évolution culturelle.
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