3-Entre le signal et sa signification : vers les retrouvailles
médiologiques des contenus et de la technique
La médiation est un terme ayant plusieurs significations
au sein du vaste champ de la communication. L’un de ces sens
s’inscrit dans le cadre de relations intersubjectives, tandis
qu’un autre, celui sur lequel porte notre intérêt,
s’inscrit plus dans le cadre de communication en lien avec
la technique. Cette partie a pour projet de situer le concept
de médiation dans le cadre de la communication et de
notre problématique. Le but est à la fois de
définir l’utilisation que nous ferons des termes découlant
de celui de médiation, et de voir en quoi une approche
par la médiation engage la réflexion au-delà
d’elle même, dans le champ de la communication.
Le champ des sciences de l’information et de la communication
est toujours parcouru par les questions épistémologiques
de son fondement. Ce questionnement sur la légitimité
d’une autonomie au sein d’un système des sciences est
la marque d’une approche critique de la validité de
la recherche. En même temps, c’est la marque d’une incertitude
sur la nature de son objet et des problématiques qui
s’y rapportent.
En retrouvant l’historicité de ce champ, nous constatons
que ces deux voies se côtoient et s’enchevêtrent
pour définir un espace dont les frontières restent
floues.
Information et communication n’ont pas attendu la reconnaissance
d’un champ scientifique pour être à l’œuvre.
Elles sont dans la nature échangiste des systèmes
de la matière et du vivant.Ce n’est pas de cette communication
d’échange de matérialité dont nous parlerons
généralement sous cette terminologie, mais d’un
phénomène encore plus surprenant, celui de l’échange
de symboles, c’est à dire de l’attribution d’une valeur
de signification à l’échange matériel.
Et c’est bien là que se produit la brisure épistémologique
du champ des sciences de l’information et de la communication.
Rupture entre les tenants de la matérialité
de l’information et ceux de la signification.
Les faits de communication exercent leur fascination sur
tous ceux qui interrogent leur fonctionnement et leur efficacité.
Du pouvoir magique des mots à l’émotion d’une
projection d’un train entrant en gare, en passant par la peur
des livres subversifs, l’histoire scientifique des médias
s’est généralement articulée autour d’une
science des techniques contre une science des contenus, histoire
des supports contre les idées.L’introduction de la
réactivité, de l’interactivité dans les
communications " médiatées "
va pousser à un rapprochement entre les deux, et fonder
un nouveau paradigme de la communication : celui de l’intermédiaire,
l’interface, de la médiation.
La disjonction entre l’idée et son expression matérielle
et la prévalence de l’une sur l’autre fonde une grande
partie de l’histoire des rapports entre science, société
et techniques autour des phénomènes de communication.
Nous résumerons l’enjeu de cette histoire relatée
par Philippe BRETON et Serge PROULX [8]
à partir de la séparation prônée
dès Socrate entre logos et " pragma ".
Débat qui anime les sciences du message entre les tenants
de l’idée accusant le matériel de trahison de
l’essence et les porteurs de la technique désignant
l’inexistence et l’inefficacité d’une pensée
sans technique d’expression. En fait les courants de la communication
s’accordaient sur un paradigme de la persuasion, modèle
d’une communication projectile en quête de sa cible.
" Naturellement, il existe
des éducateurs héritiers des lumières
qui font preuve d’un optimisme plus simple : ils
ont une confiance inébranlable dans le contenu
des messages. Ils pensent pouvoir modifier les consciences
en transformant les émissions de télévision,
le quota de vérité dans le message publicitaire,
l’exactitude de l’information dans les pages des journaux "(Umberto
ECO) [9].
Toutes les idéologies (les totalitaires
comme les démocratiques) vont considérer les
technologies de communication comme l’outil de leur diffusion.
L’enjeu du contrôle des médias et la censure
est celui de l’arrosage de l’opinion publique, des masses
d’un contenu idéologique et stratégique. C’est
ce que nous nommerons la communication projectile, d’une médiation
destinée.
Modèle linéaire de la transmission
que consacrera la théorie de la Communication de Claude
SHANNON en même temps qu’elle sera un des points de
départ d’un nouveau paradigme communicationnel. De
ce paradigme naît un nouvel esprit scientifique dont
la médiation est certainement l’un des représentants
les plus novateurs dans le champ de la communication.
3.1 Cybernétique, systémique,
le (la) tribut de l’éco-logique
Avec la théorie mathématique
de la communication de Claude
SHANNON [10]
et le courant cybernétique fondé par Norbert
WIENER [11],
la logique de la communication se transforme. La séparation
entre l’idée et sa matérialité est remise
en question. La communication n’est plus un transfert d’idée,
mais une relation véhiculant des informations.
Englobant ce courant, la systémique
à partir des années soixante dix, va élargir
l’importance de la communication à son fonctionnement
dans un contexte global et complexe.
3.1.1 L’utopie cybernétique
La cybernétique naît d’un renouvellement
de la pensée scientifique, héritage des années
de guerre: Période d’une effervescence pluridisciplinaire
en même temps qu’un choc intellectuel sans précédent
.
Nous ne reviendrons pas en détail
sur l’émergence de la cybernétique. De nombreux
ouvrages s’y sont consacrés. On retiendra celui de
Philippe BRETON, " L’utopie de la Communication "
[12],
où il reprend la naissance d’une nouvelle idéologie
issue de la cybernétique de Norbert WIENER [11].
On trouvera aussi chez Joel De ROSNAY [13],
Jean-Louis Le MOIGNE [14]
quelques rappels des apports conceptuels de ce courant.
Rappelons toutefois que la cybernétique
naît d’une conjonction de découvertes et de courants
de pensée : La Théorie Mathématique
de la Communication de Claude SHANNON, la mise au point de
système rétroactif par Norbert WIENER et le
développement des premiers ordinateurs par John VON NEUMANN
ou Alan TURING, des physiciens (H.VON FOERSTER).
Il faut dès le départ ajouter des psychiatres,
des neurologues et psychologues tels Warren WEAVER ,
W.MAC CULLOCH, Paul WATZLAWICK, Gregory BATESON, des anthropologues
(Margaret MEAD). Conjonction qui n’est pas fortuite, elle
hérite d’un contexte particulier, le bouillonnement
et les croisements de perspectives et de champs au service
d’un même but, mettre un terme à la barbarie
nazi.
L’effort de guerre considérable amplifie
le rôle de la technique et la complexité des
stratégies. Les stratégies technologiques visant
à créer des armes de plus en plus performantes
nécessitant des volumes de calcul de plus en plus considérables.
La globalisation des zones de conflits (dans les airs, sur
terre et dans les mers) fait de la circulation des messages
un enjeu crucial. Ce qui a deux conséquences :
une complexification des systèmes et réseaux
de prises de décision, et une guerre de l’intelligence
pour intercepter les communications ennemies et protéger
les siennes. L’extension du conflit porte potentiellement
la situation de guerre dans toutes les zones de vie, et en
particulier fait disparaître le concept stratégique
de ce qu’on appelait l’arrière. A la violence guerrière
s’ajoute une violence psychologique qui transforme l’ensemble
des populations en cible. Cette extension de la territorialisation
de la guerre est nouvelle pour les Américains et en
partie pour les Anglais (qui avaient subi des blocus).
La guerre est massivement technologique et
humaine. Aux Etats Unis et en Grande Bretagne, les scientifiques
dans toutes les disciplines sont réunis. L’antisémitisme
et le totalitarisme allemand contribuent un peu plus à
la cristallisation scientifique américaine en regroupant
un grand nombre d’intellectuels de tous horizons fuyants l'Europe
pour des raisons raciales et idéologiques. La coopération
scientifico-militaire et internationale produit dans le camp
des futurs vainqueurs une structure organisationnelle nouvelle
(décentralisation des lieux de décision entre
l’Angleterre et les Etats Unis, entre la côte est et
la côte ouest). La constitution d’équipes pluridisciplinaires,
visant à regrouper les problèmes par objectif
et non par discipline (comme le projet " Manhattan "…)
et des investissements en moyens considérables (loin
des traditionnels subsides), développent une émulation
scientifique tous azimuts.
Au sortir du conflit, le monde scientifique
est profondément transformé. Les moyens lui
ont permis de mettre en application des recherches fondamentales
(maîtrise de l’atome, utilisation de l’arithmétique
de BOOLE et de l’électronique dans les supercalculateurs...).
En même temps, les scientifiques sont sortis du domaine
pur des idées, ils ont participé directement
au conflit, à la responsabilité de son déroulement.
Ce qui fait naître une interrogation éthique
sur leur rôle dans la société.
Norbert WIENER va être le premier à
faire une analyse globale de ces questionnements et va réunir
autour de lui ses compagnons de larmes (venant des différents
champs scientifiques) pour rebondir et formuler un nouveau
rôle de la science devant promouvoir un " homme
nouveau ".
Le paradigme prend appui sur le constat des
limites de l’humanité et plusieurs concepts nouveaux
qui doivent assurer la rupture avec un ancien cadre de pensée.
Le collège réunit au tour de Norbert Wiener
aboutit au constat que l’homme n’est plus en mesure de contrôler
la totalité de ses actions et ses décisions.
Il est devenu l’objet de ses propres constructions. Parallèlement,
un second constat considère sous une autre perspective
les avancées de la technologie. Elle n’est plus seulement
une mécanisation, une prolongation de la force physique
de l’homme, elle est désormais capable d’accéder
à des sphères de la pensée, de l’intelligence,
de la décision plus efficacement que l’homme.
Il y a dans l’homme de la machine et dans
la machine de l’humain. De là le groupe proposera de
fécondes analogies pour de nouvelles conceptions.
3.1.2 Les concepts nouveaux de la cybernétique
Le courant cybernétique aura eu le
mérite à partir des années 50 de proposer
des concepts clés ouvrant vers de nouvelles approches
des problématiques.
3.1.2.1 La communication
La cybernétique met la communication
au centre de toute approche. Tout d’abord parce qu’elle
établit qu’on perçoit les systèmes
par les relations qu’ils établissent avec leur environnement.
Ensuite, Norbert WIENER considère
que les systèmes tendent à la désorganisation
(par analogie avec le concept d’entropie, hérité
de la thermodynamique). La communication a une fonction
organisatrice, dans la mesure où elle est l’expression
des relations et de l’organisation entre les " êtres "
et leur milieu. L’entropie est générée
par le bruit, c’est à dire tout ce qui génère
de l’incertitude dans la transmission du message. Pour lutter
contre, il imagine que la gestion de l’information (selon
Claude SHANNON) permet de lutter contre le bruit.
L’information est donc perçue au
travers d’un modèle probabiliste qui permet de mesurer
l’information par sa probabilité d’apparition, et
par extension de mettre en place des modèles mathématiques
permettant par calcul de reconstruire une information dégradée.
Cette logique de l’information permet d’unifier
le traitement de l’information de multiples signaux sous
forme de modèle numérique. Ce qui ouvre de
nouvelles perspectives aux futurs supercalculateurs (qui
deviennent des ordinateurs) et aux systèmes de communication
numérique.
De plus, le champ de la communication est
le fédérateur des sciences. Le paradigme cybernétique
aborde toutes problématiques en terme de relation
avec son environnement. La communication devient donc un
espace d’analogies transposables en fonction des contraintes
du milieu, d’un champ à l’autre.
3.1.2.2 Le nouveau paradigme de l’intelligence
En plaçant les phénomènes
relationnels au centre de toute approche, la cybernétique
questionne d’emblée les stratégies d’adaptation
et de décision, qu’elle aborde en terme d’intelligence.
L’intelligence est associée à
un comportement circulaire consistant à réévaluer
son action en fonction de la prise en compte des actions antérieures
et de l’analyse du milieu. L’intelligence fonctionne par rétroaction
(feed-back). L’intelligence étant un processus comportemental,
si on peut reproduire ou simuler ce comportement, on crée
un système intelligent.
Cette conception, (sur laquelle des psycho-généticiens
européens, comme Jean PIAGET, travaillent depuis
l’entre deux guerres), déplace la nature propositionnelle
de l’intelligence vers une conception procédurale.
Elle oriente le débat vers l’acquis plutôt que
vers l’inné.
Cette position épistémologique
est une rupture comparable à celle résultant
de la révolution copernicienne au niveau de l’homme.
Contre la représentation aristotélicienne plaçant
la Terre au centre de l'Univers, COPERNIC déplace le
centre de notre système planétaire vers le Soleil.
La cybernétique remet en cause l’anthropocentrisme
de l’intelligence. L'intelligence n'est pas un don réservé
à l'homme, c'est un comportement adaptatif susceptible
d'être partagé par d'autres espèces ou
reproduit par des dispositifs artificiels.
Que ce soit dans la réalisation d’un
système intelligent de poursuite et de tir de DCA réalisé
par Norbert WIENER ou dans le développement de l’intelligence
artificielle grâce aux ordinateurs (notamment autour
d’Alan TURING) comme dans la communication animale, l’intelligence
n’est plus la chasse gardée de l’homme.
La distinction entre les " êtres "
intelligents n’est pas faîte à partir de leur
structure interne, mais de leur compétence relationnelle.
Ceci pose néanmoins la question de
la réalité de l’intelligence et de la qualité
de la communication. Ce à quoi Alan TURING
[15]
oppose l’efficacité de la simulation, c’est à
dire que c’est l’effet qu’il produit qui est signe d’intelligence.
Cette piste est certainement beaucoup plus féconde
que celle poursuivie par un néo-rationnalisme en quête
d’une intelligence artificielle absolue.
Un peu dans le même esprit, Paul WATZLAWICK
[5] parle de deux réalités, la réalité
primaire objective, et la réalité secondaire,
celle de nos représentations et de notre croyance.
C’est à partir de cette réalité secondaire
que nous agissons sur la première. La théorie
de la simulation prend alors toute son importance, car c’est
parce qu’on croît avoir à faire à une
intelligence, qu’on adapte son comportement.
Gregory BATESON [16]
avec l’ensemble des membres du collège invisible de
Palo Alto, développe ses approches dans le cadre des
communications humaines (de l’anthropologie à la psychiatrie)
en découvrant le concept de " double bind "
(la double contrainte). Pour eux, l’interaction entre individu
et milieu place souvent l’individu dans des situations paradoxales
confrontant ses besoins et ceux du milieu. L’individu cherche
à satisfaire ses besoins en s’adaptant au milieu, mais
les besoins du milieu peuvent être contradictoires au
sien. Par la communication, les individus tentent de gérer
cette situation conflictuelle (parfois en générant
des modèles (patterns) psycho-pathologisants, par exemple
en instituant le malade mental qui permet aux autres d’accéder
à la normalité). En travaillant sur les situations
de communication, on doit pouvoir intervenir sur les processus
qui organisent les relations autour du symptôme et non
de la cause de celui-ci.
3.1.3 L’apport de la systémique
La cybernétique a profondément
influencé le renouveau scientifique des années
cinquantes et des suivantes, mais l’unité du courant
va s’étioler avec la disparition de ses pères
fondateurs. Néanmoins cette pensée va essaimer
dans la science et la société. Avec les années
soixante-dix, le renouveau de la pensée cybernétique
s’opère au travers de la systémique.
Globalement le courant systémique
reprend les fondements de la cybernétique en y apportant
des concepts critiques et enrichis. L’apport fondamental de
la systémique est celui de la complexité et
de la globalité, c’est à dire celui de la limite
de nos connaissances. La cybernétique travaillait sur
des milieux clos, la systémique aborde des systèmes
ouverts qui communiquent avec d’autres systèmes horizontalement
et verticalement. " Elle tente d'expliquer comment
se réalise la transition entre une organisation d'un
niveau donné et celle dont elle constitue les éléments
de construction " (Joël De ROSNAY)
[17 p.18].
On ne peut tout connaître d’un système,
car sa totalité nous échappe par les liens qu’il
entretient avec les autres systèmes. Il faut donc transformer
les buts de notre connaissance. Contre une recherche tous
azimuts, la systémique propose une approche téléologique.
Edgar MORIN [18]
introduit ainsi une nécessaire incertitude " vertueuse "
de la connaissance. Si on ne peut pas tout connaître
d’un système, ce n’est pas en supprimant les incertitudes
qu’on le connaît mieux, les certitudes deviennent ici
des mutilations. La systémique pousse à une
connaissance relative (qui par extension devient relationnelle).
La recherche systémique invite à intégrer
autant que possible les incertitudes dans notre démarche.
L’approche est réflexive. Diminuer l’incertitude c’est
complexifier en éprouvant les théories et la
pratique selon une démarche circulaire.
Pour aborder la globalité et la complexité,
la systémique propose une méthode, la modélisation.
La modélisation a pour projet de développer
une vision macroscopique des problématiques. Elle s’oppose
à une méthode par dissection. Plutôt que
de chercher à isoler chaque élément constituant
d’un phénomène, la modélisation propose
de dresser la carte de leurs relations et de leurs interactions.
Plutôt que séparer les causes
des effets réduits à une linéarité,
on réintroduit la circularité qui entre les
unités actives du système fonctionne comme une
auto-éco-ré-organisation.
" Modélisation :
Action d’élaboration et de construction intentionnelle,
par composition de symbole, de modèles susceptibles
de rendre intelligible un phénomène perçu
complexe, et d’amplifier le raisonnement de l’acteur projetant
une action délibérée au sein du phénomène ;
raisonnement visant notamment à anticiper les conséquences
de ces projets d’actions possibles " (Jean Louis
LE MOIGNE) [14
p.5].
Ainsi les principaux apports de la systémique
se résument par l’acceptation de l’incertitude comme
partie intégrante d’un schéma de connaissance
téléologique. Par un mouvement circulaire et
réflexif, la démarche consiste à organiser
nos problématiques comme des modèles ouverts
vers d’autres systèmes qui éprouvent en d’autres
lieux et d’autres niveaux nos incertitudes.
L’apport essentiel de la systémique
à la cybernétique est l’ouverture sur les différentes
interrelations qui organisent la globalité à
partir de l’infra et vice versa. La systémique s’étaye
sur l’histoire du lien, non plus comme une ligne vers la vérité
mais une spirale où toute connaissance n’est que provisoire
et valide dans son contexte. En intégrant le cheminement
chaotique de l’organisation avec la complexité des
connaissances, elle redonne à l’action le sens de la
décision que la cybernétique réduisait
à des automatismes structurels.
" La révolution copernicienne
a permis à l'homme de s'échapper du géocentrisme
dans lequel il était enfermé Ainsi naquit le
premier paradigme. La révolution cartésienne
a rendu l'univers accessible par la raison. La puissance de
l'analyse et de la logique ont fait de l'homme le maître
des sciences et des techniques Elle allait devenir le deuxième
paradigme. La révolution darwinienne a restitué
l'homme au cœur de la nature. En lui permettant de se libérer
de l'anthropocentrisme, elle a fondé le troisième
paradigme. La révolution systémique a su réintégrer
les connaissances en un tout cohérent. Elle a redonné
à l'homme sa place et son rôle dans l'univers.
Elle symbolise aujourd'hui le quatrième paradigme "
(Joël De ROSNAY) [17
p.329].
3.2 Communication et Médiologie
Le travail présenté dans cette
monographie se réfère à ce champ particulier
des études sur l’information et la communication baptisé
médiologie. Convergence de différentes pensées
communicationnelles, la médiologie se définit
comme un nouveau paradigme des Sciences de l’Information et
de la Communication, autour d’un objet, les supports du signe,
et d’un projet, " l’étude des voies et
des moyens de l’efficacité symbolique "
(Régis DEBRAY) [19 p.16].
Science de l’inter (intermédiaire,
interface, interaction…), la médiologie construit ses
outils au cas par cas selon une éco-logique de la communication
héritière d’une pensée circulaire. Science
de la dynamique et des interactions, elle reprend et ré-interprète
les apports de la cybernétique et de la systémique
dans une nouvelle modélisation du sens au sein d’un
dispositif complexe, la médiation.
Approche pragmatique, elle part des objets
où s’inscrit le symbolique pour voir comment ils diffusent.
Ne pouvant se saisir des non-objets que sont les processus,
elle suit l’archéologie de leurs traces, l’histoire
des moyens et des conditions de leur production. Elle interroge
les pratiques et les relations qu’elles tissent par leur action.
" Un Verbe ne peut se transmettre
sans se faire Chair, et la Chair n’est pas qu’amour et gloire,
elle est sueur et sang. La transmission n’est
jamais séraphique parce qu’elle est incarnation.[…]
L’intermédiaire fait loi. La médiation
détermine la nature du message, il y a primauté
de la transmission sur l’être. En d’autres termes, ce
sont les corps qui pensent et non les esprits "
(Régis DEBRAY) [19 p.14].
La médiation n’est pas la communication,
ne serait ce que par la nature épistémologique
qui sépare les fondements historiques. Toutefois dans
une approche fonctionnelle de la communication, la médiation
est un concept pertinent.
3.2.1 Le renoncement à un scientocentrisme
du champ
L’un des apports de la systémique
est une réorganisation des sciences entre elles.
La cybernétique allait dans le sens d’une suppression
des frontières entre les champs, la systémique
va plutôt dans le sens d’une communication entre les
disciplines.
Tout projet de connaissance est multidimensionnel,
par sa nature et le fait même de son étude,
il engage des processus (parfois concurrents ou paradoxaux)
qui appartiennent à des champs conceptuels différents.
Depuis le théorème d’incomplétude
de GÖDEL, on admet que les mathématiques ne
peuvent se définir par elles mêmes, il y a
un moment où l’explication des mathématiques
est en dehors des mathématiques. La part d’incertitude
est liée au fait qu’un problème n’a pas toute
sa finalité dans un seul champ.
Mais en plaçant la communication
comme liant des disciplines, une idéologie de la
communication a porté l’inter-processus en inter-discipline
puis en méta-discipline.
La médiologie s’extrait de cette
dérive communicationnelle en invitant à une
relativité de sa pratique. Régis DEBRAY invite
à l’humilité de son projet comme étant
une zone frontière parmi tant d’autres d’une connaissance
interdisciplinaire.
" L’étude des voies
de l’efficacité symbolique [...] côtoie
par force et par chance d’imposantes disciplines qui la
nourrissent de toutes parts d’informations et de suggestions "
[19 p.16].
Les études de médiologie
sont ainsi à la rencontre des sciences de la matière,
des sciences du vivant et des humanités. A coté
des autres sciences, peut-être en dessous, mais surtout
pas au-dessus : " Les élaborations
causales que nous proposons n’ont de sens que si elles nous
échappent pour être reprises, modifiées,
détruites par le travail de nos collègues
attentifs, et –si elles leurs parviennent— par celle des
acteurs intéressés " (Antoine
HENNION) [20 p.267].
Des sciences " dures ",
elles prennent en considération l’histoire et les
contraintes fonctionnelles des techniques. La télévision
en noir et blanc de Marshall MAC LUHAN [21]
avec ses lignes et sa faible définition d’image n’est
plus le même support que la télévision
couleur haute définition pilotée par télécommande.
Les techniques évoluent, l’offre informationnelle
se transforme, elle change de vitesse, de définition,
s’amplifie. Les conditions physiques de notre réception
sont la première condition de notre rapport aux symboles.
Des sciences humaines, la médiologie
puise dans l’escarcelle des valeurs d’usages du symbolique
inscrit dans l’histoire des hommes confondue avec celle
de leurs outils de signification. L’histoire des signes
est héritière d’une pragmatique sémiologique
comme d’une compétence cognitive, d’un pouvoir économique
comme d’une dynamique psycho-affective, d’une histoire politique
comme d’une histoire triviale du hasard de rencontre entre
personnalités et objets.
Les relations qu’entretient la médiologie
avec ces divers champs sont pragmatiques. Son projet n’est
pas de les reconstruire à sa méthode, mais
de les articuler avec ses incertitudes, en souhaitant que
son propre projet contribuera en retour à ces champs
connexes.
3.2.2 Clarification sur le concept de
médiation
Antoine HENNION présente la médiation
comme un " terme envahissant "
[22
p.222]. Lieu d’articulation, il est le petit canard
qui s’intercale dans la dualité des choses et des causes.
" Trop général, il est incompatible
avec des pensées obsédées par les constructions
intermédiaires de la délégation, autant
qu’avec la théorie critique qui ne voit que trahison
dans toute médiation ; il convient aussi bien
à des théories qui ne font des objets que des
prétextes qu’à celle qui soulignent leur irréductibilité "
[22
p.223]. Et il ajoute que ce sont ses ambiguïtés
qui rendent le terme avantageux.
La médiation porte l’intérêt
non pas sur un objet secondaire, mais sur celui du lien " tactique "
entre plusieurs réalités secondaires. Elle se
donne comme projet de " moins s’intéresser
aux réalités installées qu’à l’installation
de la réalité " [22
p.224].
La médiation est le lieu d’une approche
croisée entre la linéarité historique
des traces et la circularité de leur appropriation,
d’une étude rigoureuse de leurs enjeux stratégiques
sur lesquels se construisent nos réalités symboliques,
des plus anodines comme les écoutes de la musique chez
Antoine HENNION [22],
aux plus révérées, comme Bruno LATOUR
[23]
lorsqu'il fait une anthropologie des sciences et techniques.
Le rapport entre la médiologie et
la communication est celui d’un autre rapport à la
technique comme fait de socialité. Rapport qui confère
une autonomie épistémologique aux communications
" médiatées " selon Bernard
LAMIZET [7].
Dans la communication médiatée
on donne à la technique " une place particulière,
liée au pouvoir que sa maîtrise confère
à l’acteur " [7
p.13]. Il en résulte l’hypothèse que
" [...]les médiations [...] structurent
l’organisation communicationnelle de la sociabilité "
au travers de trois distanciations :
- Distanciation technique : l’objet technique est socialisé
par les conditions même de sa production (processus
et normes techniques socialement et institutionnellement
établis)
- Distanciation par la pratique : la technique nécessite
des apprentissages pour que le sujet devienne acteur. Apprentissages
de normes et codes d’usages ainsi que du fonctionnement
de la forme technique.
- Distanciation intersubjective : La technique établit
entre les usagers des rapports de compétences (expertise)
et des rapports d’identité et d’appartenance sociale
(institutionnalisation du rapport à l’objet technique).
Dans ces trois espaces différentes
stratégies d’accès aux signes, leurs assemblages
vont conditionner leur efficacité symbolique.
" On n’influence pas les hommes
avec des paroles seulement. Les messages se transmettent aussi
par des gestes, par figures et images, toutes la panoplie
des archives du signe " (Régis DEBRAY)
[19
p.15].
La médiation, avec la disparition
de l’inter-, théorise les objets de la communication
par la primauté de leur présence. " En
leur [aux théories] ajoutant avec le mot médiation
le suffixe " –tion " de l’action, il ne
s’agit pas seulement d’insister sur le caractère " performatif ",
et non " constatif " […]. L’objectif
est surtout de sortir d’un partage néfaste ,entre la
position " critique " des uns et le positivisme
des autres. […] une analyse concrète des médias
[…] " (Antoine HENNION) [22].
3.2.3 La méthode médiologique
L’étude médiologique en s’intercalant
entre les courants critiques et positivistes introduit une
approche de la communication avec d'autres outils qui doivent
permettre de naviguer entre un pragmatisme empirique et une
théorisation des pratiques.
Une telle approche n’est pas le fruit d’une
négociation de l’entre deux, une hybridation revendiquant
une rupture et une légitimité auprès
d’anciennes séductions épistémologiques.
La médiologie n’est pas un adolescent qui cherche dans
des conformismes provocateurs la reconnaissance de son identité
et son appartenance à la grande famille.
La médiologie opère au travers
de ses outils ce que Bruno LATOUR appelle un déplacement
" des centres de calcul " [23].
Les outils de la médiologie doivent permettre d’effectuer
un changement de perspective permettant des allers et retours
entre la linéarité des faits et la circularité
des causes. A l’image de la systémique, la médiologie
renonce à la connaissance comme Vérité.
Lorsqu’elle s’attache à l’histoire des objets de la
communication, c’est moins au nom d’une objectivisation de
leur constitution que des usages et pratiques dont ils témoignent.
Comme le montre Jacques PERRIAULT [24],
ces usages ne sont pas donnés par les pré-requis
technologiques, mais bien par l’appropriation et les croyances
de ceux qui les ont investis et délaissés.
" L’espace d’une médiasphère
n’est pas objectif, mais trajectif. […]. Toute
dichotomie sujet/objet, toute dualité esprit/matière,
seraient donc fatales à l’appréhension réaliste
de la médiasphère, qui est autant objective
que subjective " (Régis DEBRAY) [19
p.43].
Au mot de " trajectif ",
nous préférerons celui de " projectif ".
Le trajet relie un point de départ et un point d’arrivée,
le projet vise une destination. Mais les deux termes ont de
commun, l’idée d’un déplacement, ce qui implique
mouvement et changement de lieu, de plan. Les objets de la
médiation sont vivants au travers de leurs acteurs,
et le travail rigoureux du médiologue va être
de chercher à conserver cette dynamique tout en la
transférant vers d’autres instances de la conceptualisation
permettant d’en construire une image en perspective.
C’est là tout le travail de modélisation
où la perspective médiologique s’autonomise
à la recherche des relations que construisent les acteurs
et les objets de la représentation symbolique avec
et entre eux.
Cette modélisation s’oppose à
celle des " critiques " qui joue les acteurs
et les objets contre,et celle des positivistes qui jouent
les acteurs ou les objets séparés.
Alors au travers de modèles, nous
cherchons une représentation qui ne soit pas pour elle-même,
mais le lieu d’une réorganisation de notre intelligibilité
des causes.
Le modèle n’est pas le lieu d’une
théorie définitive, mais un outil de perspective,
un lieu de transition de nos savoirs et de confrontation de
nos expériences. C’est dans cette optique que nous
invitons le lecteur à une interrogation des médiations
interactives.
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