6. La méthodologie :Modélisation
La modélisation est une technique
conceptuelle qui permet à la fois de construire l’outil
de compréhension et l’outil de prospection des médiations
interactives.
En quelques mots nous avons brièvement
abordé et jeté les bases d’une problématique
puis émis des hypothèses. Notre projet est de
comprendre les médiations interactives à partir
de leur mise en scène. Nous allons maintenant suivre
un cheminement réflexif pour élaborer une méthodologie
permettant de traiter notre projet en poursuivant deux objectifs :
- Rationaliser (rendre accessible à la raison, à
la réflexion) la démarche qui conduira d’une
question à ce qu’on dira, à ce qu’on écrira
en terme de réponses ou de nouvelles questions.
- Enrichir une pratique de recherche d’une connaissance
et d’un savoir-faire actualisant ou mettant en perspective
d’autres problématiques que l’on pourra rapprocher
d’un point de vue fondamental (conceptuel) ou appliqué
(mise en pratique de concepts et de démonstrations
théoriques).
Dès le départ (et parfois avant),
cet engagement méthodologique marque le devenir du
traitement démonstratif de la problématique
initiale. C’est le fondement épistémologique
de chaque recherche.
Nous avons évoqué précédemment
le cadre épistémologique dans lequel s’inscrit
ce travail. Il en éclaire le sens et les limites. Au
delà d’une pure réflexion, cette quête
épistémologique aboutit à définir
pratiquement les outils de traitement et de compréhension
des enjeux de la problématique.
Dans notre cas, l’outillage méthodologique
de base est conceptuel et s'articule autour d'un travail de
modélisation.
Pour faire une comparaison rapide, la modélisation
est à notre projet ce qu’une équation peut être
à un projet mathématique. Sans pousser plus,
ici, l’aspect purement épistémologique du choix
d’une approche par modélisation, nous dirons que la
modélisation :
- Projette symboliquement les éléments d’une
problématique ainsi que les propriétés
qui les lient.
- Simule théoriquement (et virtuellement) les interrelations
entre les différents éléments de la
problématique et les aboutissants de leurs modifications.
- Navigue rétroactivement entre les différents
niveaux de compréhension d’une problématique
en posant les modes de conversion entre le théorique
et le pratique (A ce niveau nous avons recours à
des méthodes et des outils " secondaires ").
Dans notre cas précis cela prendra
par exemple la forme d’une représentation de notre
problématique selon le schéma suivant :
Illustration 1
Modèle canonique de la médiation
Notre problématique s’appuie sur l’hypothèse
d’une interrelation forte entre des contenus, des formes et
des actions que nous appelons mise en scène.
Cela est une première approche sous
forme de modèle de notre problématique. Nous
la complexifierons et nous essayerons de dépasser cette
base en travaillant à la fois sur les propriétés
représentées et leur représentation.
L’approche modélisatrice passe par
une attention portée à ce qui est représenté,
mais aussi à la symbolisation de ce qui est représenté,
donc aux fondements et aux propriétés même
de la projection. " Le système de modélisation
est récursif, s’établissant dans l’interaction
entre le système modélisé (le phénomène
perçu comme complexe) et le système modélisant.
[…] Le système de modélisation (le modélisateur
concevant et interprétant le modèle d’un système
complexe) se comprend comme s’auto-finalisant : il élabore
ses projets, il est projectif " (Jean-Louis
LE MOIGNE) [14
p.65].
Conjointement il faudra donc garder à
l’esprit que ce modèle va être dynamisé
tant dans son fonctionnement que dans son contenu.
Par ces propriétés, nous espérons
que la modélisation de notre projet aura une double
vocation : être un outil de connaissance et être
un outil de simulation.
Notre approche à partir de la modélisation
correspond à un glissement cognitif, une articulation
entre différents niveaux qui vont du théorique
au pragmatique. Dans les faits, cette opération n’est
pas aussi hypothético-déductive que le laisse
transparaître la mise en perspective linéaire
du texte. Au détours des exemples, on constatera, qu’il
y a des allers et retours entre l’expérience et la
réflexion sur les pratiques.
La linéarité de la présentation
de cette recherche est l’instant d’un chassé croisé
entre mes rencontres avec d’autres approches, mes théorisations
des médiations avec mes expériences. Un parcours
où chacun apporte un éclairage nouveau sur une
pratique de réflexion et d’action en construction incessante,
même si c’est autour de lignes de force.
Parmi celles-ci, il y a tout d’abord l’attachement
à un champ, celui de la médiation. Une passion
profonde pour ce lieu/instant où la matérialité
et la spiritualité se croisent dans le champ du signe.
Puis il y a un terrain, l’univers des technologies
interactives de communication. Je ne m’y lance pas au nom
d’une quelconque ruée vers l’eldorado numérique,
gisement annoncé d’une nouvelle révolution économique,
mais parce qu’il me semble être le lieu de l’expression
concrète d’une révolution culturelle du rapport
des individus au symbolique. Une révolution historique
où l’individuel et le social se réorganisent
autour de l’individu. Cette émergence de l’individu
en quête de son affirmation identitaire dans le groupe,
m’amène depuis plusieurs années à repenser
les médias non plus en tant que modèle d’influence,
mais en tant que lieu d’appropriation symbolique. Si cette
transformation était sous-jacente aux médiations
antérieures, elle était subversive et marginale
ou invisible aux théories.
C’est en passant par un renoncement à
une communication mesurant les aléas et les effets
du message de l’émetteur au récepteur qu’il
devient fécond de comprendre comment et pourquoi on
s’approprie un contenu médiaté.
Je ne dis pas là qu’il y ait quelque
ingratitude à faire usage de la mesure dans l’univers
des communications. C’est là toute la richesse du savoir
faire des techniciens et des économistes de la communication,
pas de celui-ci qui cherche à comprendre ce qu’on en
fait. Tout au plus l’usage de la statistique ou de la mesure
peut-il nous aider à voir, à pointer l’existence
(ou la non existence d’une pratique), mais elle n’a pas en
soi de signification dans le champ qui est le nôtre.
J’ai moi-même, au cours de mes recherches
antérieures sur les jeux vidéo [27],
eu recours à des traitements statistiques. Avec un
peu de recul, je pense pouvoir cerner les apports et les limites
médiologiques des résultats obtenus. L’utilisation
de cet outil s’est faite dans le cadre de l’analyse d’un corpus
d’une centaine de jeux. Au travers d’un certains nombre de
critères j’ai essayé de faire ressortir les
différents types de mises en scène (déjà !)
rencontrées dans le jeu vidéo. Les résultats
ont été relativement féconds mais il
me semble qu’à l’époque, j’ai été
submergé par l’abondance de corrélations. A
posteriori, l’intérêt de cette étude était
en amont et en aval du traitement statistique.
La construction de la grille de lecture pour
le recueil de données m’obligeait à construire
un objet original. Aucune étude n’avait à ma
connaissance tenté de cerner le fonctionnement, l’usage,
l’appropriation des jeux vidéo par leurs utilisateurs.
Tout au plus assistait-on à des discours polémistes
remettant à la sauce interactive la déviance
sociale potentielle de ce nouveau média. Toutefois
au travers des travaux de Jacques PERRIAULT [24],
de Seymour PAPERT [28],
Sherry TURKLE [29]
ou en regardant du coté de Edward T HALL [30],
Antoine HENNION [22],
Erwing GOFFMAN [6],
Jean PIAGET [31],
Serge TISSERON [32],
de la linguistique pragmatique ou de la sémiologie
de Umberto ECO [33],
il me semblait qu’il y avait des pistes propices à
construire un outil de repérage. La diversité
de ces auteurs et de ces champs de références,
traversant pèle mêle la psychanalyse, la sociologie,
la pédagogie entre autres, nécessitait une construction
théorique permettant de fédérer ce qui
pouvait l’être. J’ai entrepris une ébauche de
ce que j’appellerais aujourd’hui une modélisation de
la médiation. J’ai essayé de voir ce qui émergeait
de toutes ces conceptualisations dans le rapport du joueur
au joué (ou au jouet). Se faisant, j’ai dressé
une cartographie du dispositif et des différentes dimensions
qui s’y transformaient. Ces dimensions devenaient variables
et leurs transformations valeurs. J’ai ainsi différencié
chaque élément de mon corpus dans ses faire,
formes et contenus. D’une certaine manière j’aurais
pu m’arrêter là et entrer de plein pied dans
une étude serrée des significations émergentes.
Je n’avais toutefois pas construit une grille pour ne pas
me lancer dans le décryptage fébrile d’un corpus
amoureusement amassé. J’aurais pourtant dû, si
j’avais pressenti les limites de l’interprétation que
je pourrais en extraire directement.
L’essentiel des résultats a fait ressortir
des modes et des corrélations permettant de savoir
quels étaient les caractéristiques dominantes
de mon corpus. Du point de vue psycho-social, sémiologique
et peut-être mercatique, cette méthode aurait
eu un intérêt manifeste (dans les limites de
représentativité du corpus). C’est indirectement
que j’ai tiré des enseignements de cette étude
en essayant d’en analyser les résultats. Certes j’obtenais
des conjonctions statistiquement significatives, mais est-ce
que pour autant les conjonctions marginales n’avaient pas
aussi une signification ? Pourquoi certaines conjonctions
n’apparaissaient jamais, était-ce le simple fait du
corpus ?
Dans l’urgence de la rédaction j’ai
opté pour une solution en demi teinte. J’ai décrit
les résultats statistiques au regard des champs de
références qui m’avaient servi à construire
mes variables. Et dans un second temps, j’ai enrichi ces conclusions
d’une lecture empirique des " non-résultats ".
Le procédé est cavalier, mais éclairant
sur les limites de la pratique.
A posteriori, il est clair que c’est la modélisation
antérieure qui a été fertile, et c’est
de douter encore de ses vertus qui m’a conduit à rechercher
des certitudes dans un protocole rassurant.
Il me manquait d’appréhender la multidimensionnalité
dynamique de la modélisation. Je sentais qu’il y avait
un objet théorique qui avait des résonances
concrètes, mais je me perdais dans le passage d’un
niveau de compréhension à l’autre. En reprenant
divers travaux sur la modélisation et ses usages, j’ai
progressivement reconstruit ma démarche.
De l’ouvrage de Gilles WILLETT (" La
Communication Modélisée ") [34]
ou de ceux de Jean-Louis LE MOIGNE [14],
j’ai retenu des principes sur l’utilisation et la construction
de modèles appliqués à une approche projective
des problématiques.
De Jean PIAGET [31]
et de ses collaborateurs comme Seymour PAPERT [28],
j’ai étudié une démarche rigoureuse combinant
un passage du théorique à la pratique et des
transformations qui lie l’un à l’autre au travers d’une
mise en avant de l’épistémologie.
Il me semble au travers de mes différents
parcours, qu’une utilisation pertinente d’outils de modélisation
adaptés au projet médiologique est propice à
rendre fécondes les recherches engagées autour
des problématiques de la médiation.
Mais il faut tout de suite se débarrasser
de l’illusion d’un modèle à tout faire. La modélisation
est un processus qui se décline sous différentes
formes en fonction de la spécificité et du niveau
de traitement du projet.
Les différentes problématiques
que pose une approche par la modélisation méritent
qu’on s’attache à plus de précision sur le cadre
d’utilisation des modèles. C’est d’ailleurs à
partir de leur usage qu’il est le plus pertinent de les distinguer.
Dans tous les cas, un modèle est avant tout un outil
permettant d’appréhender une problématique.
Mais le projet d’usage que l’on en fait va nous servir à
construire un modèle possédant des propriétés
et des qualités particulières. Ceci ne sera
pas sans incidence sur sa représentation et sa mise
en œuvre.
Selon mon approche des modèles, je
parle plus facilement de niveaux de modélisation que
d’étapes. Les étapes ont trop tendance à
établir des ruptures entre les différents modèles.
La notion de " niveaux " conserve beaucoup
mieux la liaison entre les " niveaux ".
Cette liaison est en quelque sorte la déclinaison de
plusieurs angles de pensées, de réflexions et
d’analyses autour d’une problématique.
Je dégage ainsi trois niveaux de modélisations :
- Epistémique
- Générique
- Pragmatique
Au premier niveau, la modélisation
est un lieu d’organisation sur une approche abstraite et réflexive
de la problématique. C’est un peu le niveau de départ
et d’arrivée. C’est d’abord le lieu d’une approche
globale de la problématique et de ses enjeux.
Le niveau générique est celui
d’un choix. Du niveau global, on va vers le champ d’une approche
pragmatique de la problématique. Ce choix est relativement
intemporel. Ce second niveau marque un engagement méthodologique
et conceptuel concret. Il va permettre de situer la problématique
au travers des processus qui l’animent. Nous ne sommes pas
encore au niveau pragmatique, puisque nous travaillons encore
sur des concepts propres aux objets de notre problématique.
Ce niveau est celui de la transition entre le premier et le
troisième niveau de modélisation. C’est là
que les idées se transforment en variables avant de
se remplir de valeurs. C’est là que les valeurs sont
analysées, organisées pour produire une mise
en perspective, qui, dans l’espace d’un retour vers le premier
niveau s’appelleront des conclusions.
Le troisième degré, le niveau
pragmatique de la modélisation consiste à observer
un corpus concret au moyens des outils que nous avons élaboré
aux niveaux antérieurs.
Le texte est organisé autour de ces
trois niveaux de modélisation.
Dans l'introduction nous avons abordés
les données épistémologiques qui encadrent
ce travail : Définition du champ modélisateur
et du projet modélisé.
La première partie définit
la spécificité des médiations interactives
Dans la seconde partie présente un
modèle générique spécifique aux
médiations technologiques et interactives et au concept
d'interactivité à partir duquel j’introduis
aux conditions de leur analyse.
La troisième partie aborde le cadre
pragmatique d’une approche du fonctionnement des médiations
interactives. Elle reprend les concepts d’analyse appliqués
à des médiations particulières. A partir
de ces observations nous effectuons une synthèse des
effets observés.
Au travers de la quatrième partie
nous essayons de dégager une cohérence qui rend
compte d’une approche théorique des médiations
interactives.
On constatera qu’en fait qu’il n’y a pas
un modèle par niveau, mais plusieurs car il n’y a pas
de fracture entre les niveaux, mais plutôt un glissement
et des enchevêtrements sur deux dimensions (du théorique
au pragmatique et du général au particulier).
Chacune de ces dimensions est parcourue par une spirale cognitive
dont les extrêmes sont " construction "
et " déconstruction " (ou régression).
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