1.1.2 L’armée américaine, le détonateur
de l’aventure numérique
Ce n’est donc pas un hasard si c’est autour
de la téléphonie que ce sont développés
les principes de gestion technique de l’interactivité.
C’est bien d’une problématique de l’interactivité
médiatée que naît la théorie mathématique
de la communication de Claude SHANNON [10].
Dans l’histoire de l’informatique, Philippe BRETON [44]
indique aussi qu’entre les deux guerres, les premiers calculateurs
fonctionnaient à base de relais téléphoniques.
En 1940, la société BELL fera
des démonstrations de calcul à distance sous
la conduite de Norbert WIENER à l’aide de systèmes
mis au point par George STIBITZ.
L’importance de l’orientation mathématique
du traitement téléphonique de l’information
aura des conséquences qui vont largement dépasser
le cadre du terrain d’origine. La logique de Claude SHANNON
permet d’envisager un codage binaire des messages à
partir de l’algèbre de Georges BOOLE. Il formalise
ainsi des approches antérieures du télégraphe
et, dans un tout autre domaine, celle de Joseph Marie JACQUARD
(qui perfectionne le métier à tisser de Jacques
De VAUCANSON). La théorie de SHANNON permet le rapprochement
entre deux champs, celui du message et celui de l’automatisme.
Approche rendue possible par le concept d’information qui
sépare la matérialité du message de sa
signification. Sur ces bases naît le principe d’une
machine universelle telle que l’avait rêvée Charles
BABBAGE, mais qui sera réalisée aux Etats Unis
sous la direction de John VON NEUMANN et l’inspiration d’Alan
TURING.
Si autour de l’histoire du téléphone
se développent les concepts de base des technologies
numériques, le domaine militaire va être le catalyseur
de l’expérimentation et de l’exploitation des premières
technologies numériques.
Loin de nous, l’idée de faire ici
preuve d’un pan-militarisme pro-américain. Pourtant
de fait, il nous faut considérer que l’armée
américaine a permis de réaliser les liens entre
différents secteurs de recherche et que c’est de cet
effet catalyseur que sont nées les premières
applications technologiques et numériques dédiées
à des médiations interactives. Il faut aussi
reconnaître à l’armée américaine
d’avoir eu l’intelligence de déléguer une partie
de ses compétences à des chercheurs de tous
horizons. On sait aujourd’hui qu’à la même époque,
l’état major allemand n’a pas eu confiance dans la
prospective scientifique, elle l’a mis au service de ses théories.
La capacité de remise en question de l’armée
américaine (certainement héritée d’une
réelle tradition démocratique), les moyens donnés
à l’université comme espace d’innovation et
un pragmatisme empirique à la conquête de nouveaux
espaces d’application, ont fourni le terreau fécond
de la révolution numérique. Il faut ajouter
que même au niveau militaire, les Américains
raisonnent en terme de concurrence. Plutôt que d’investir
tout leurs efforts sur une approche qui leur semble la meilleure,
ils laissent chaque piste se développer en concurrence.
Le principe est que la meilleure s’imposera. Sur le plan des
résultats obtenus ce n’est pas toujours la meilleure
théorie qui s’impose mais celle qui fait valoir son
applicabilité. La compétition ne repose alors
pas sur la confrontation directe entre protagonistes de projets
concurrents, mais au travers du jugement d’un tiers externe
usager. Le lien entre recherche fondamentale et recherche
appliquée est donc très fort. Les crédits
ne sont pas obtenus au prestige, mais à l’efficacité.
L’armée n’a bien sûr pas soutenu
cet effort par pure philanthropie. Elle a des besoins multiples
et vitaux dans différents domaines, et peu de corps
dans la société réunissent autant à
l’époque des nécessités multidimensionnelles
et des moyens d’investissements aussi colossaux. De plus l’histoire
de la Première Guerre mondiale a donné à
la guerre une dimension sans précédent. La guerre
est devenue un enjeu massif. Il ne s’agit plus d’un combat
singulier entre hommes, mais c’est la société
tout entière qui se trouve fragilisée dans un
conflit. Un échec militaire va au-delà d’un
dysfonctionnement social, c’est la souveraineté de
la société qui est remise en question.
Les problématiques modernes de l’armée
sont de plusieurs ordres : multiplication des besoins
de calculs de précision (accroissement de potentiel),
prévisions stratégiques(simulation et capacité
de réaction), simulation de situations (formation),
protection des communications et de leurs confidentialité
(communication), action à distance (téléguidage)
et problèmes d’intendance (gestion).
Les armes modernes pour être précises
donc efficaces, exigent une somme de calculs phénoménale.
Pour la réalisation d’une table numérique " avec
simplement deux facteurs (portée du projectile et altitude
de la cible), il fallait calculer entre 2000 et 4000 trajectoires
possibles pour chaque couple projectile-canon, chaque trajectoire
exigeant 750 multiplications de 10 chiffres "(Philippe
BRETON) [44
p.117].
En 1945, le laboratoire chargé de
ces calculs produisait 15 tables par semaine lorsque il aurait
fallu en réaliser 40. Tout ce qui pouvait concourir
à l’automatisation des calculs avait une valeur primordiale.
Un certains nombre des futurs pionniers de l’informatique
ont travaillé à développer des calculateurs
de plus en plus sophistiqués. Sur ces bases John VON
NEUMANN va pousser la réflexion. Son objectif est d’aller
au-delà d’une machine à calculer dont le déroulement
des opérations est contrôlé par un opérateur.
Il veut doter la machine d’une capacité opératoire
propre à l’image d’un mini-cerveau. A partir de 1945,
inspiré des travaux d’Alan TURING et en collaboration
avec Presper ECKERT et John MAUCHLY, il va définir
les principes de l’architecture de base d’une machine universelle
dont une unité de commande (UC) permettrait de traiter
des données en interprétant un programme d’algorithmes.
L’ordinateur était né pour traiter tout problème
mathématisable. Il devenait un amplificateur de certaines
compétences logique du cerveau (opérations arithmétiques
et tris) en les traitant plus rapidement et avec plus de fiabilité.
Un autre des problèmes militaires,
que nous avons évoqué, est celui de la simulation.
Et les problématiques développées dans
ce cadre, compte parmi celles qui ont le plus d’incidence
sur la liaison entre interactivité et Représentation.
La place de l’aviation au cours de la première
guerre mondiale était au début du conflit anecdotique.
A partir de 1917, le rôle militaire de l’aviation devient
décisif. Outre des fonctions d’observation, l’utilisation
stratégique et offensive de l’aviation inaugure une
ère nouvelle des dimensions des champs de batailles.
L’avion permet de frapper l’ennemi à l’arrière,
au-delà des lignes de front. A partir de là,
l’avion quitte l’approche artisanale et passionnée
de ses promoteurs pour constituer une arme à part entière.
Mais cette arme est coûteuse et son utilisation à
risque. La formation des pilotes demande de lourds investissements.
D’où l’idée de créer des simulateurs
de vol permettant de s’entraîner au sol. Le principe
du simulateur est comme son nom l’indique, de recréer
l’illusion d’un fonctionnement réel.
Philippe BRETON [44
p.106] rappelle qu’à partir de 1944,
Jay FORRESTER avait en charge de diriger un de ces projets.
La difficulté d’une simulation de vol est de gérer
plusieurs mécanismes simultanément. D’une part
de traiter les actions du pilote et d’autre part de restituer
en temps réel les conséquences de ces actions.
Il fallait donc un système suffisamment rapide pour
réguler et coordonner les différents mécanismes.
Jay FORRESTER découvrit dans les travaux menés
par John VON NEUMANN, Presper ECKERT et John MAUCHLY, un outil
capable de gérer rapidement l’ensemble des données
nécessaires à chaque mécanisme. Les plans
de cette machine furent réalisés en 1947, et
elle fût construite et optimisée entre 1948 et
1953 sous le nom de " Whirlwind ". Ce
système est le premier qui allie traitement numérique
et représentation selon des procédures interactives.
Howard RHEINGOLD [45]
indique que c’est avec les simulateurs de vols que les technologies
numériques rejoignent les arts de la Représentation
et du spectacle, avec notamment de nombreux efforts sur l’implication
de l’image cinématographique.
Mais la destinée du système
" Whirlwind " va au-delà d’un outil
de gestion de simulateur de vol. Il permet d’envisager d’autres
interactions pour peu que l’on change les systèmes
périphériques auxquels il est raccordé.
Il sera donc adapté au système
de défense SAGE qui, à partir de 1951, a pour
tâche de créer un outil d’observation et de contrôle
du ciel américain contre d’éventuelles intrusions
de bombardiers soviétiques.
Développé au MIT, il permet
de synthétiser sur un écran le suivi de position
d’avions repérés par des radars. Cette information
croisée avec la position des avions connus permet d’identifier
les avions inconnus donc ennemis, toujours sur le même
écran. Il est alors possible d’organiser une éventuelle
interception.
Les tests de fonctionnalité de situations
réelles sont concluants, mais le plus intéressant,
pour nous, est que ce système permet aussi de simuler
une situation virtuelle. Ce système va aussi être
à la base d’une organisation en réseau particulière
abordant du coup les problématiques de la télécommunication.
En définitive, ce système permet
d’envisager par l’intermédiaire de ses interfaces,
de ses mémoires, d’utiliser la puissance de calcul
et la logique de traitement de l’information de l’ordinateur
pour amplifier le raisonnement humain et lui simuler le comportement
de système réel et virtuel. Il devient le lieu
d’une mise en application des concepts de la cybernétique
instituant une interaction intelligente entre l’homme et la
machine.
Les avancées de l’électronique
et de l’informatique vont permettre à partir des années
soixante d’utiliser l’ordinateur non comme un outil, mais
comme un média.
Si de son coté, l’armée n’abandonne
pas totalement son implication dans les programmes de recherche
scientifique, elle a, à cette époque, suffisamment
porté l’émergence de l’informatique pour que
désormais elle débouche sur des applications
civiles concrètes, donc sur de nouveaux investisseurs
qui vont prendre le relais.
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