3.3 Fonctionnement
événementiel et contraintes de l’interactivité
Le fonctionnement de l’interactivité
est basé sur des actes qui se répondent.
Dans les dispositifs de médiation,
les actes se répondent en transformant le contenu symbolique
de la médiation. C’est là une définition
du concept d’événement comme étant un
cadrage symbolique des faire qui entourent la construction
d’un discours.
L’événement est ce que nous
donne à voir le support de l’interprétation
des actes.
Le discours d’une médiation interactive
se présente comme une construction réflexive
où des événements se succèdent
à eux-mêmes en étant le lieu d’un faire
collectif. Le fonctionnement événementiel suppose
la transformation du contenu symbolique de la médiation
(un état, une situation) par des actes opératoires
effectifs ou latents (des faire). Ainsi le fonctionnement
événementiel, conduit à considérer
les médiations interactives du point de vue de leur
déroulement. La structure du discours ne se révèle
que dans sa co-réalisation.
Une difficulté majeure de notre réflexion,
est celle de l’irréductible subjectivité narrative
des médiations interactives. A la différence
des autres communications médiatées dont la
présentation du contenu formel est indépendante
des conditions d’actualisation, un contenu interactif n’est
formalisé que dans les conditions de réalisation
d’une interaction. Ainsi dans les communications médiatées,
l’interactivité commence lorsque le dispositif technique
interprète l’activité d’un utilisateur comme
une intention de transformation du contenu symbolique médiaté.
Ceci implique que si, pour se réaliser, le discours
attend un enrichissement du contenu par son utilisateur, c’est
qu’il est, au moins partiellement, indéterminé
dans sa forme, sa structure ou son déroulement.
La compréhension de l’interactivité
peut donc s’envisager à partir de l’étude des
opérations sur le contenu aboutissant à des
transformations symboliques de ce même contenu, le tout
formant une narration originale.
- La latence interactive
L’interactivité ne se repère
pas dans l’acte initial, mais dans l’existence d’une transformation
symbolique (d’une réponse dans le contenu résultant
d’une action). Ceci implique que pour les acteurs (comme
pour le médiologue), la démarche est initialement
inductive. Il leur faut éprouver l’interactivité
de la médiation à partir de l’événement,
c’est à dire de l’interprétation du faire.
Mais une médiation est rarement
en interaction permanente. Il y a des moments sans interaction
effective. Par exemple, lorsque l’on consulte un CD-Rom
sur un musée, pendant qu’on regarde une vidéo,
il n’y a pas d’interaction. En revanche dans les jeux vidéo
d’action, l’interaction est parfois ininterrompue pendant
toute la durée d’une partie.
Le concept d’interactivité doit
donc être relativisé par la conscience interactive
des acteurs. Il y a interaction lorsqu’un acteur attribue
une intention à une réponse, effective ou
latente, de l’autre. La latence ou potentialité d’une
action est une condition basique de l’interactivité.
Elle confère aux acteurs une intentionnalité
dans la construction du discours. L’interactivité
doit s’appréhender tout autant dans la manifestation
de l’acte que dans son absence lorsque celui-ci est possible.
Ainsi la diffusion d’une vidéo dans le cours d’une
application multimédia permet elle de mesurer le
rôle de l’utilisateur dans les possibilités
qui lui sont offertes d’en modifier le déroulement.
Si l’utilisateur ne peut pas intervenir, on quitte temporairement
le mode interactif. Cela a des conséquences directes.
Les auteurs sacrifient l’interactivité au profit
du contenu, donc ils considèrent que l’utilisateur
doit s’intéresser à l’ensemble de la séquence.
Ils s’imposent comme les détenteurs de ce qui est
supposé signifiant.
Nous pourrions émettre l’hypothèse
que c’est pour des raisons techniques qu’ils ne proposent
pas d’interactivité. Mais nous rejetons de telles
hypothèses dans nos analyses : L’auteur crée
avec la contrainte technique, s’il accepte cette contrainte,
c’est qu'elle n’est pas préjudiciable à l’esprit
de sa construction. Si elle l’était, il ne s’y soumettrait
pas. La vidéo est alors décontextualisable
de l’ensemble de la médiation. Elle constitue un
élément cotextuel de la médiation interactive.
Si l’utilisateur peut modifier le déroulement
de la vidéo, c’est que les auteurs considèrent
que c’est lui qui doit donner de la signification au contenu
de la vidéo dans son ensemble ou partiellement. La
vidéo n’a plus de sens en elle, mais dans le contexte
globale de la médiation.
- La boucle auto-référentielle des médiations
interactives
Dans les médiations interactives,
l’activité d’usage est liée à l’interprétation
de l’utilisateur et celle du dispositif. Pour que le déroulement
de l’énoncé se poursuive, il faut que l’utilisateur
confirme qu’il l’a compris (suffisamment) et que le système
comprenne qu’il l’a compris. Un enfant qui ne sait pas lire,
peut toujours faire semblant. Il s’assoit, prend le livre
et tourne les pages. Si le livre n’est pas la tête en
bas ou si l’enfant ne tourne pas les pages à l’envers
ou trop vite, on peut croire qu’il investit l’énoncé,
alors qu’il ne confère qu’un pouvoir symbolique à
l’objet livre. De même, rien n’empêche une télévision
de diffuser alors que personne ne la regarde. En revanche,
un jeu vidéo sans joueur en restera à l’écran
de présentation et si l’enfant n’interprète
pas une icône comme passage à la page suivante,
il restera bloqué sur la même page.
En même temps, le support peut lui-même
rétroagir sur l’énoncé éventuellement
à l’insu de l’utilisateur. Ceci implique d’une part
que l’utilisateur investisse l’énoncé d’autre
chose qu’un pouvoir symbolique : l’énoncé
relativise les conditions opératoires de sa production
à son actualité. Il est le lieu de l’énonciation.
Ce qui le fait appartenir au champ de l’expérience.
Il est le lieu d’un faire actuel.
Mais parallèlement, les actes de l’utilisateur
sont interprétés par le dispositif, ils n’agissent
pas directement sur le lieu d’énonciation, ils sont
traduits par le système et représenté
au niveau de l’énoncé. Les actes opératoires
deviennent symboliques. L’utilisateur a un reflet de sa propre
action par la modification de l’énoncé. L'idéalisation
de cette relation interactive se retrouve dans la conception
d'interfaces intuitives. Nous préférons pour
notre part le terme de Michèle GROSSEN et Luc-Olivier
POCHON "compréhensives" [71]. Certes il est
moins enthousiaste, mais cognitivement plus juste.
Considérons l’énoncé
comme un état actualisé et matérialisé
du symbolique. Les actes d’usage des médiations
changeant l’état de l’énoncé produisent
un processus événementiel. Ils opèrent
une transformation diégétique de l’énoncé,
un événement réactualisant le symbolique
dans une nouvelle matérialité. L’utilisateur
n’a connaissance de son efficacité opératoire
et symbolique que par une transformation de l’énoncé
faisant écho à son action résultant elle-même
de l’interprétation d’un énoncé opératoire.
Mais dans les médiations interactives,
une même procédure n’a pas toujours le même
effet sur l’énoncé : Un clic de souris
n’a pas toujours le même effet alors que tourner une
page permet toujours d’accéder à la page suivante,
appuyer sur le bouton affecté à la deuxième
chaîne permet toujours d’afficher la deuxième
chaîne sur son téléviseur. Il faut que
l’énoncé invite l’utilisateur à opérer,
il faut qu’il lui désigne les conditions nécessaires
à un changement d’état. Qu’il soit comme le
bonbon d’Alice et qu’il dise " clique moi ".
Ceci implique que le déroulement événementiel
de l’énoncé est co-référentiel
à sa matérialité et sa symbolique.
Sa symbolique renvoie à son fonctionnement et son fonctionnement
renvoie à sa symbolique. L’utilisateur ne peut accéder
au fonctionnement de la sphère opératoire par
elle-même, il lui faut faire référence
à la sphère symbolique. De même la sphère
symbolique ne peut pas être interprétée
de manière auto-référentielle. Il
faut donc que l’utilisateur opère un déplacement
de l’énoncé dans le champ de l’expérience,
il doit le faire devenir " chose ", et
il doit spéculer son action dans le champ symbolique,
il transforme son action en signe d’un nouvel énoncé.
L’idée de l’efficacité symbolique
des médiations interactives repose sur ce double transfert:
Il crée une illusion rompant la distance entre le symbolique
et l’expérience. Elle transformerait le symbolique
en expérience, en un vécu propre à l’utilisateur,
agissant directement sur la subjectivité de ses représentations
mentales. Simultanément, elle transformerait l’expérience
en symbolique, elle conférerait à la médiation
une vertu potentielle où l’expérience est simulée.
Mais il n’y a pas un type de médiation
interactive, et il ne peut pas y en avoir qu’un seul. Avec
les technologies numériques, il est devenu possible
de réaliser des dispositifs pouvant traiter une multitude
d’énoncés dans divers formats sur des supports
aux formes variées et de prenant en compte l’activité
(au moins partiellement) de l’utilisateur dans le traitement
des énoncés. Néanmoins ses dispositifs
ont encore des limites. De plus entre l’investissement de
réalités simulées ou celui de symboliques
réalisés, il n’y a pas les mêmes projets
d’usage et les même impératifs de représentation.
Face à cet inaccessible absolu d’un
utopique dispositif interactif universel, il existe des dispositifs
intermédiaires. Intermédiaires, car ils opèrent
ou imposent des choix stratégiques sur les ressorts
de l’interactivité et par conséquent sur la
position de leur utilisateur. Variations d’énoncés,
de systèmes et de compétences d’usage sont autant
de facteurs qui vont modifier les modes d’actions et de représentations
en déplaçant les frontières et le cadre
de l’illusion.
A titre d'exemple, on peut suivre l'évolution
de certaines représentations graphiques dans les documents
diffusés sur le WEB :
Le WEB a permis d'accéder via le réseau
Internet à des documents présentant simultanément
du texte et des images. L'accès à un document
ce fait selon deux usages:
1/ Par adressage absolu:
On connaît l'adresse, la localisation
du document et on demande au logiciel de lecture (le navigateur)
d'aller chercher le document à cette adresse et de
l'afficher.
2/Par lien contextuel:
On ne connaît pas forcément
la localisation d'un document, mais dans le document, affiché
actuellement dans notre navigateur, des objets (textes ou
images) contiennent cette adressage et d'un simple clic sur
ceux-ci, on accède à un nouveau document. Il
s'agit là d'une navigation hypertextuelle à
partir de liens.
Le premier est très faiblement interactif
dans la mesure où le navigateur n'a qu'un rôle
utilitaire dans la mesure où il n'interprète
qu'une requête absolue.
Le second cas nous paraît très
illustratif surtout si on se replace dans une perspective
d'évolution historique de la publication sur le Web.
Tout d'abord, l'utilisation d'un objet pour
naviguer nécessite que l'utilisateur comme le système
(et travers lui l'auteur du document) présupposent
une l'interprétation opératoire et symbolique
de l'énoncé. D'une part l'objet permet d'accéder
à un autre énoncé. D'autre part, il est
symboliquement motivant, car il est supposé faire référence
par sa forme ou son contexte au contenu de l'énoncé
à venir.
La réalisation de documents hypertextuels
à partir du langage HTML permet de définir dans
un document des zones ou des objets "opératoires":
les liens. La fonctionnalité de l'objet est contenu
dans son apparence. On voit l'objet (texte ou image) mais
sa destination reste invisible pour l'utilisateur (sauf bien
sûr si le texte servant de lien est l'adresse elle-même).
A ce jour, il me semble que l'on peut repérer trois
étapes dans l'évolution référentiel
des liens sur le web:
1/La normalisation des liens
Au début des années 90, les
liens étaient identifiés dans le corps du document
par leur apparence normée: le texte lien était
souligné en bleu et l'image lien était encadrée
d'une bordure bleue. La couleur bleu avait un sens: "ceci
est un lien".
Les documents étaient austères
sur fond gris (excepté les illustrations). Mais il
correspondait initialement à un usage très fonctionnel
de la communauté scientifique ayant pour objectif de
formaliser l'accès à des documents par association
d'idée.
Mais cette communauté a senti aussi
dans ce protocole un cadre d'expression. Ainsi les différents
acteurs de l'élaboration de la norme HTML on fait évoluer
celle-ci en même que sa diffusion s'élargissait
à d'autres publics.
2/La stylistique infographique
A partir de l'évolution de la norme
HTML 2 différentes modifications ont permis d'avoir
une approche esthétique des liens contre la norme représentative.
La couleur des textes est devenue paramétrable et il
est devenu possible de supprimer le cadre bleu autour des
images actives.
En tant qu'utilisateur, si j'ai été
séduit par l'enrichissement esthétique et le
confort des documents, j'ai dans un premier temps été
décontenancé dans ma lecture active: Où
étaient les liens, qu'est-ce qui distinguaient une
image illustrative d'une image "aussi" active. Deux choses
ont permis de palier à cette nouvelle lecture: d'une
part la transformation du curseur de la souris sur les zones
actives et l'apparition d'une stylistique infographique. Ainsi
les images ayant une fonction de bouton de renvoi ont été
stylisées pour leur donner l'apparence d'un relief
(effet d'ombrage) ou leur encadrement a été
stylisé (images dans des cadres arrondis, sur des fonds
spécifiques, traits reliants les images…).
3/La mise en page Web
Cette stylistique infographique a donc attribué
à des caractéristiques visuelles de l'image
une potentialité de fonctionnalité. A partir
des années 95, l'explosion du mythe Web comme emblème
de la révolution Internet produit un effet de mode
sur ce style qui quitte son support d'origine pour conquérir
tout les autres médias visuels. Nous pouvons supposer
que ce style "cyber" évoque la modernité et
l'idée d'une utopie interactive où le client
de masse devient un individu qui choisit et participe.
Mais cette surabondance use et dissout le
style "cyber". Il perd son identité médiatique.
Dans les années 98-99, on revient à un style
graphique épuré sans revenir jusqu'à
l'encadrement des images. Les nouvelles évolutions
du langage HTML permettent même de supprimer le soulignement
des liens textuels. Néanmoins en dehors d'expérience
ludique, les liens textuels sont toujours stylisés
différemment des styles du texte non-actif (par une
couleur, police de caractères en gras…). En fait le
marquage des liens est de plus en plus basé sur des
styles d'organisation de la mise en page (colonnes de droite
ou de gauche, ligne de bas ou de haut de page qui jouent le
rôle de menu). A une reconnaissance visuelle se maintient
une lecture "sensitive", un palpage du document consistant
à survoler l'écran à l'aide du curseur
de souris pour voir où il se transforme.
Chaque nouvelle étape ne détruit
pas les anciennes, mais elles cohabitent ensemble avec toutes
les nuances possibles pour servir des projets de communications
spécifiques. Les premières privilégient
l'importance du contenu et la transparence de la navigation.
La seconde étape se retrouve sur les sites "cyberculturels".Le
design a une forte charge identitaire pour distinguer, individualiser
ses auteurs. Les sites de troisième génération
font un mixage entre les deux. La stabilisation de la mise
en page avec des menus récurents, une feuille de style,
un découpage en rubrique et article privilégie
une approche "efficace", "pro".
D'une norme initiale dépouillée
mais très compréhensive, on évolue vers
une complexification de la représentation dont la fonctionnalité
tient du contexte de diffusion et de l'empathie éditeur/lecteur.
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