3.4 Les niveaux d’interactivité
Jean-Baptiste TOUCHARD [74] évoque
la possibilité de mesurer une valeur ZpS (nombre de
zaps par secondes) pour évaluer l’interactivité.
Cela permettrait de comparer l’interactivité de différents
systèmes. Il compare ainsi un ascenseur, une télévision,
un flipper et un jeu vidéo. Il propose aussi de mesurer
l’interactivité au débit d’information transitant
dans les deux sens d’une interface. Ces concepts de l’évaluation
sont sémantiquement très pauvres. Ils peuvent
certainement intéresser les sciences de l’ingénierie
qui doivent concevoir des systèmes suffisamment robustes
ou capable d’optimiser le système technique de traitement
quantitatif de l’information. Mais du point de vue de l’évaluation
médiologique de l’interactivité, ces approches
n’ont pas le moindre intérêt. Elles considèrent
l’interactivité comme une action de choix ou un phénomène
de double transmission.
Ces mesures de l’interactivité correspondraient
à une étude de l’apéritif en considérant
le nombre de bouteilles vidées sans savoir si elles
contenaient de l’eau, du pastis ou de la bière en pensant
qu’à travers ces chiffres on aura une idée de
la convivialité du moment.
Il est plus pertinent d’aborder l’interactivité
non pas sur le déclencheur, mais sur la réponse.
Il est plus intéressant de partir d’une réponse
(c’est à dire la transformation du contenu symbolique)
et d’identifier ce qui l’a produite. Le niveau d’interactivité
peut s’établir en fonction de la complexité
de la réponse.
Jean-Pierre BALPE [75] propose d’identifier
deux niveaux d’interactivité. L’interactivité
hétéronome (terme qu’il emprunte à Philippe
QUEAU) et l’interactivité autonome. Dans le premier
cas, il s’agit de système logiciel dont les réponses
sont pré-programmées. Dans le second cas, le
logiciel est intelligent et construit une réponse originale
en interprétant la demande de l’utilisateur.
Pour notre part, nous envisageons d'identifier
quatre niveaux différents dans une médiation
interactive. Notre proposition s'appuie sur celle de Jean-Pierre
BALPE, toutefois elle en diffère en deux points:
- Il s'avère nécessaire de considérer
que si l’on analyse l’interactivité depuis l’usage,
il faut postuler une interactivité nulle.
- Nous pensons que l’interactivité hétéronome
peut être scindée en deux niveaux. D’un coté une
interactivité sur un modèle mécaniste
et de l’autre une interactivité plus subtile dont
la réponse tout en étant pré-programmée,
varie selon le contexte de l’acte.
Nous conservons le niveau supérieur
de l’interactivité autonome.
Une telle conception de l’interactivité
implique que l’on ne pourrait envisager d’identifier l’interactivité
que dans l’a posteriori de la médiation. Toutefois
avec l’expérience, il est possible pour le chercheur
d’évaluer la potentialité interactive d’un dispositif.
Il lui faut se placer en position d’usager et faire l’expérience
du dispositif pour tester d’une part le niveau d’interactivité
du système et évaluer le niveau d’interactivité
potentielle de l’utilisateur.
Cette méthode est empirique et s’expose
à deux limites : Les contenus interactifs sont
repliés et il y a peu de systèmes interactifs
totalement stables.
L’œuvre interactive est une œuvre repliée,
c’est à dire qu’à la différence des autres
médias, son contenu n’est construit concrètement
que par le parcours subjectif de l’utilisateur. Le chercheur
ne peut travailler sur une organisation structurelle de l’œuvre.
Il ne peut jamais être certain de l’organisation des
contenus médiatisables. Dans un film, un livre, une
émission de télé, il est possible d’avoir
accès à tout le contenu médiatisé.
Dans une médiation interactive, on ne peut le connaître
que d’un point de vue d’utilisateur.
On pourrait alors envisager de travailler
en collaboration avec les créateurs du système.
Mais par expérience, ils ne connaissent pas toujours
l’étendue du fonctionnement de leurs programmes. Souvent
sur des systèmes complexes, la conception du système
se fait en équipe. Or pour arriver à un même
résultat, il y a parfois plusieurs logiques de programmation.
Même selon des méthodes de programmation différentes,
un produit peut rester très cohérent sur la
plupart des fonctions, mais il y a parfois un détail
insignifiant, trivial, qui remet en cause la cohérence
et se révèle lors d’un usage exceptionnel.
Passages secrets
De nombreux logiciels contiennent des
contenus secrets qui ne sont accessibles que par hasard
ou parce que les auteurs du logiciels ont divulgué
le chemin d’accès secret à ces contenus.
On peut ainsi découvrir un petit jeu dans une application
de bureautique à l’aide d’une invraisemblable combinaison
de touches. Les magazines de jeux vidéo sont friands
de ce genre de secrets. Les auteurs de logiciel doivent
pouvoir tester entièrement leurs applications du
début à la fin pour en vérifier le
fonctionnement. Il peuvent aussi ne vouloir tester qu’une
partie des fonctionnalités. Comme le parcours total
de l’application peut être long et semé d’embûches
(comme c’est le cas dans un jeu), les créateurs
intègrent des fonctions pour se simplifier les
tests. Ils placent alors dans leur code des fonctions
secrètes qui leur permettent d’être invincibles,
d’avoir un temps illimité, de passer directement
à un niveau sans avoir à franchir toutes
les étapes précédentes. Théoriquement
lors de la finalisation du produit (lors du " master "),
ces fonctions secrètes sont supprimées.
Néanmoins dans bien des cas, elles restent, soit
par négligence, soit pour être révélées
plus tard, après la commercialisation du produit.
Elles permettront à la hot-line * de décoincer
des utilisateurs qui seraient en difficulté.
On a traditionnellement tendance à
penser que le développement d’un logiciel est soumis
à une organisation rationnelle et rigoureuse. Mais
les conditions de développement se prêtent rarement
à une telle organisation. Les programmes informatiques
sont souvent de véritables usines à gaz. C’est
à dire qu’autour d’un projet initial, on colle par
couches successives, de nouvelles fonctions, procédures
et autres données. La main courante qui fait le lien
entre les différents moments du développement
est imprécise lorsqu’elle existe : Le cahier des
charges d’un logiciel évolue souvent entre le démarrage
du projet et son achèvement. J’ai ainsi travaillé
sur deux réalisations interactives devant être
utilisées pour des jeux télévisés.
A chaque fois, nous avons débuté la programmation
dans l’urgence. Moins d’un mois avant la diffusion, les règles
des jeux n’étaient pas fixées, les graphismes
étaient encore en cours de réalisation. Nous
avons donc commencé à programmer en aveugle.
Le matériel a lui même changé en cours
de développement. Compte tenu des délais, si
la stratégie de développement initiale et l’arrivée
des nouveaux éléments ne sont pas cohérents,
on ne redémarre pas le développement à
la base, on trouve des astuces qui permettent de faire tenir
les morceaux ensemble, tant pis pour l’art logiciel.
C’est une des raisons qui fait que de nombreux
logiciels font l’objet de mise à jour régulière.
Ces ajouts sont souvent des pansements efficaces dans l’instant,
mais ils fragilisent la stabilité du programme et au
bout d’un moment plus personne ne sait exactement à
quoi servent certaines parties de code.
Néanmoins le niveau d’interactivité
potentiel n’a qu’une incidence secondaire dans notre démarche.
Sa connaissance affecte des problématiques qui ne sont
pas celles que nous aborderons dans le cadre de ce travail.
Elle nous serait utile à l’étude du non-usage
du potentiel interactif d’un système.
Par contre, nous allons détailler
la qualification de ces différents niveaux à
partir desquels nous identifierons les dispositifs qui font
l’objet de cette étude.
- L’interactivité de Niveau 0 : absence de
réaction
L’un des deux êtres ne réagit
pas aux actions de l’autre. A priori ces dispositifs ne nous
concernent pas dans la mesure où aucune interaction
n’instituerait la situation de médiation interactive.
Par contre il sera possible qu’en cours de médiation
ce niveau zéro soit temporairement présent.
- L’interactivité de Niveau 1 : Interactivité
Réflexe ; la cascade pavlovienne ou la théorie
des dominos
Ce type d’interactivité correspond
pour partie à l’interactivité hétéronome.
On pourrait parlé aussi d’une interactivité
SR. A chaque action correspond toujours une réponse
identique. Il n’y a aucune interprétation du contexte
dans lequel se déroule la médiation, tant au
niveau opératoire qu’au niveau symbolique. C’est un
système sans alternative. On est dans une pure logique
binaire. Lorsqu’un acteur utilise un tel système, il
se trouve plus en face d’un outil de communication compliqué
que d’un média interactif.
Ce niveau basique est celui du moindre bouton
poussoir, son utilisation en chaîne permet de construire
des dispositifs de communication souvent associés à
l’interactivité, alors que ce ne sont que des machines
de navigation, l’utilisateur agit sur un contenu organisé.
Nous serions tentés de considérer
les hypertextes, dont l’interactivité se limite à
des liens fixes d’une page écran à l’autre,
à des systèmes de ce type. Le système
technologique est alors un outil de feuilletage mécanisé.
L’action du système n’est pas relative à son
usage. Tout utilisateur suivant le même parcours rencontrerait
les mêmes contenus. Prenons un contre-exemple d’hypertexte
interactif pour clarifier cette approche.
Lorsque l’on circule sur le Web *,
les navigateurs * prennent en compte la circulation
d’une page à l’autre. Lorsque l’on revient sur une
page qui a été visitée précédemment,
les mots soulignés et colorés qui indiquent
des liens vers une autre page ont changé de couleurs.
Ils garderont cette couleurs de liens visités selon
des options propres à l’utilisateur. On est là
dans un dispositif interactif. Par contre, lorsque l’on consulte
un CD-Rom en hypertexte qui ne retient rien de notre passage,
nous avons un média électronique, mais non-interactif.
En ce sens, la télécommande
d’une télévision a certes développé
la relation individuelle au contenu télévisuel,
mais elle n’a pas transformé ce dispositif en médiation
interactive. La télécommande peut éventuellement
être le sujet d’une interaction au sein d’un collectif
de téléspectateurs (négociation pour
savoir qui change de chaîne, quand et vers quelle destination),
mais si la technologie libère cette interaction, elle
n’y participe pas.
- L’interactivité de Niveau 2 : Interactivité
relative
Le nombre de réponses est limitée
mais il est le résultat d’une analyse du déroulement
de la médiation. La réponse relève d’un
processus différentiel ou évaluatif.
Sur le principe du thermostat, les réponses
sont pré-programmées en fonction d’une fourchette
d’actions ou d’événements possibles. Les actions
de l’autre ou des informations sur l’état actuel du
contenu sont évalués et permettent d’effectuer
des calculs prédéfinis. On a des processus formels.
Les réponses de la machine sont ouvertes à condition
qu’elles entrent dans un moule de règles permettant
de les traiter. Il y a une prise en compte de plusieurs variables
pouvant entre autres provenir du contexte.
Ted FRIEDMAN considère que la richesse
des jeux vidéo compte tenu de leur capacités
de réponse en fait un objet théorique de l'interactivité
bien plus complexe que les hypertextes: " But however great
the database, the hypertext reade'rs choices are still limited
by the finite number of links created by the hypertext author
or authors. The constant feedback between player ard computer
jn a computer game is a far more complex interaction than
this simple networkinq model"[76].
Par exemple dans un jeu vidéo, un
même mouvement du joystick peut avoir plusieurs effets
sur le déplacement à l’écran d’un objet.
Dans un cas général, il peut permettre de déplacer
horizontalement l’icône d’un vaisseau spatial à
une certaine vitesse. Si l’interprétation de ce mouvement
ne se transforme pas, le niveau d’interactivité est
de l’ordre du niveau 1. Mais dès que l’interprétation
du même mouvement aboutit à un résultat
différent (accélération du déplacement,
blocage…), il y a interaction de niveau 2. Il y a une évaluation
du geste en fonction d’autre chose.
L’intérêt majeur de distinguer
ce niveau d’interaction du précédent, c’est
qu’il introduit une plus grande part de coopération
entre les acteurs du système.
Ce type d’interactivité va permettre
au niveau de la représentation du contenu de créer
un monde symbolique possible avec des propriétés
particulières.
- L’interactivité de Niveau 3 : Interactivité
décisionnelle et génératrice ;
L’intelligence
Le système traite une sollicitation,
effectue des comparaisons avec des éléments
qui appartiennent à un autre temps, un autre espace
que ceux du moment de l’interaction. Cela sous entend des
compétences de mémorisation, d’association,
de combinaison. La réponse est elle-même mémorisée.
Le système est ouvert et évolutif. Il y a dans
l’interaction référence à des processus
de connaissance, de coopération et surtout de création.
Le comportement est considéré comme original.
En théorie, les acteurs humains de
la médiation ont tous accès à cette compétence
interactive (même s’il n’en font pas toujours usage).
Dans les faits, assez peu de systèmes techniques ont
réellement cette compétence. Mais comme nous
allons le voir plus loin, dans un cas comme dans l’autre,
ce sont surtout les compétences interactives " perçues
comme " dans le dispositif qui vont nous permettre
de le qualifier.
A ce niveau d’interactivité, la médiation
devient originale.
Niveau
|
Dénomination
|
Description
|
0
|
Interactivité Nulle
|
Les actions des êtres sont indépendantes
les unes des autres
|
1
|
Interactivité Réflexe
|
A une action précise une réponse
(automatisme)
|
2
|
Interactivité Relative
|
L’action est évaluée
et choix d’une réponse parmi plusieurs prédéfinies
et différenciées.
|
3
|
Interactivité Génératrice
|
Système d’interactions ouvertes
et évolutives.
|
Illustration 8 – Les niveaux d’interactivité
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