1 La méthode:
Lecture événementielle et position spéculaire
Après plusieurs approches sur la manière
de rendre compte de l’usage des médiations interactives,
il nous paraît difficile de l’aborder à partir
de la position opératoire de l’acteur sans entrer d’emblée
dans la sphère symbolique. L’opération inverse
(saisir l’usage à partir des productions symboliques)
est encore moins tenable.
Lorsque par exemple on s’essaye à
analyser le contenu d’un écran d’ordinateur comme une
image télé sous prétexte que c’est un
écran cathodique qui la diffuse, on se trompe. L’image
télé est globale, elle mixe figure et fond sans
distinction d’usage. L’image d’ordinateur est discontinue
du fait de son usage. Dans un environnement graphique *
les éléments de l’image n’ont pas la même
valeur d’usage. Certains ne sont qu’illustratifs tandis que
d’autres ont une valeur fonctionnelle. L’utilisateur, pour
faire fonctionner le dispositif hiérarchise et interprète
d’un coté une image symbolique et en superposition
un ensemble d’objets fonctionnels. L’interactivité
change le régime des signes. Le curseur d’une souris
se déplaçant sur l’écran, icône
ou indice ? Du point de vue symbolique, c’est une icône,
du point de vue de l’usage, c’est parfois un indice.
Par ailleurs les technologies numériques
transforment les référents du signe. Une photo
entretenait un lien indiciel avec son référent.
La numérisation de l’image supprime le lien de continuité
avec le référent, elle en fait un objet synthétique
dont la qualité de la résolution recrée,
maintient, déforme ou corrige l’illusion. La puissance
et les outils de traitements et de synthèse des représentations
font qu’aujourd’hui la forme semble n’être plus qu’iconique.
Des dinosaures de Steven SPIELBERG dans le film " Jurassic
Park " à une photo de famille en guise
de fond d’écran, la représentation n’atteste
de sa significativité que par sa valeur d’usage. Il
devient de moins en moins possible d’expertiser la représentation
des signes sans soupçonner leur falsification. Ainsi
au travers des technologies multimédia, l’indice se
confond dans l’icône. Tandis que le symbole suit le
même chemin en sens inverse. Le choix des polices de
caractères, la personnalisation des mises en pages
à la portée de tous, font que les documents
symboliques contiennent à nouveau les traces de leurs
auteurs.
Nous avons jusque là présenté
la sphère opératoire et la sphère symbolique
comme se réfléchissant l’une dans l’autre. Pour
aborder les effets des médiations interactives, nous
proposons au lecteur de sortir du cercle infernal en passant
par une troisième sphère que nous nommerons
la sphère spéculaire.
L’idée de la sphère spéculaire
est d’utiliser un troisième plan intermédiaire
composé par la juxtaposition des deux sphères.
Pour réaliser cette opération,
cette projection vers cette scène imaginaire, nous
postulons que pour tout acteur (tout utilisateur opératoire),
il existe un personnage (dans la sphère symbolique).
Si la coupure sémiotique est maintenue,
il doit exister une différence entre les deux, s’il
y a des similitudes, des analogies, la coupure s’efface. Dans
ce cas on cherche à savoir quelle est la sphère
de référence pour la similitude. Si elle est
relative à la sphère de l’acteur (au champ opératoire),
il y a un déplacement du personnage vers l’acteur.
Le symbolique tend vers l’expérience. Lorsque au contraire,
il y a un déplacement de l’acteur vers le personnage,
la similitude fait référence à la sphère
du personnage, il y a un glissement de l’opératoire
dans le symbolique. Dans le premier cas, nous parlerons d’une
analogie projection indicielle ou d’un transfert indiciel.
Dans le second cas, nous évoquerons une analogie
projection (ou un transfert) symbolique.
Mais comme nous l'avons énoncé,
cette position est une construction théorique. Notre
approche méthodologique a pour but de nous fournir
les données nous permettant de (re)-construire cette
position. Elle doit nous servir à distinguer les dispositifs
de médiations interactives au-delà de leur contenu,
mais bien au travers de l’investissement potentiel de leurs
discours.
Nous proposons de suivre ce rapport entre
l’acteur et son personnage au travers de plusieurs dimensions
de l’usage et de considérer les liens entre les sphères
opératoires et symboliques comme constitutifs de cette
position originale. Nous supposons que ces relations opèrent
une mise en scène à partir d’effets médiatiques.
L'étude de la construction du discours
des médias non-interactifs pouvait se faire en prenant
pour référence absolue l'inscription de l'énoncé
indépendamment de ses utilisateurs. Par exemple en
découpant un livre en page ou phrase, le film en durée
et en plan. Les médiations interactives n'ont pas un
énoncé absolu. L'énoncé est le
fait d'un événement de l'usage du dispositif.
L'approche des énoncés interactifs
se fait à partir d'une lecture événementielle.
Ceci implique que du point de vue méthodologique, nous
commençons notre observation à partir d'une
interaction communicante entre un acteur et un système.
L'ensemble des éléments symboliques (comme les
graphismes présentés à l'écran
d'un ordinateur) et opératoires (les éléments
d'interfaces comme un clavier) nécessaires à
cette interaction constituent le dispositif.
Le point de départ de nos observations
est celui de l’ouverture de la médiation. La médiation
interactive, ne commence qu’à partir du moment où
il y a coïncidence entre l’action de l’utilisateur avec
une transformation de l’énoncé, la transformation
de l’énoncé désigne le personnage. Ce
qui ne devra en aucun cas occulter le contexte socio-technique
où se produit la médiation.
A partir de là, nous suivons les liens
qu’acteurs et personnages entretiennent au cours des événements
interactifs suivants, leur rapport identitaire à partir
duquel s’organisent leurs relations avec les autres éléments
de la médiation.
L’approche est inductive, mais elle correspond
à la principale stratégie cognitive par laquelle
les utilisateurs investissent les médiations interactives
(Seymour PAPERT [28], Sherry TURKLE [29], Patricia
GREENFIELD [81] ou Jacques PERRIAULT [82]
En reprenant l'approche des dispositifs interactifs
selon Luc-Olivier POCHON et Michèle GROSSEN, nous nous
plaçons en position d'étudier le déroulement
syntaxique et sémantique de la médiation en
suivant l'hypothèse d'une construction d'une intersubjectivité
au travers d'un processus d'adaptation réciproque du
modèle de conception et du modèle de l'usager"
[71].
Ceci sous-entend que la médiation
interactive se déroule suivant un ensemble de rendez-vous
entre l’opératoire et le symbolique. Nous qualifions
ces rendez-vous d’événements définis
par une action d’un des acteurs de la médiation transformant
les objets symboliques de la représentation. Les transformations
que nous considérons comme significatives sont celles
qui seront reliées à des actes. Une image changeante
nous intéresse lorsque nous sommes capables d'identifier
l'acteur de sa transformation.
Nous imaginons aussi que cette approche événementielle
du dispositif fait varier la définition de ce dernier
au cours de la médiation. L’interprétation symbolique
de certaines actions peut évoluer au cours de la médiation
(sous l’effet de leur auto-perception par l’acteur, l’évolution
des compétences de ce dernier, la transformation de
leur interprétation par le dispositif…).
En quelque sorte, notre approche propose
d'identifier une situation initiale et de suivre les conditions
de ses transformations. Nous analysons par quels intermédiaires
(opératoires et symbolique) de la représentation
et du dispositif un acteur agît sur l'énoncé
ou une partie de celui-ci. A partir de ce corpus de relations,
nous envisageons de comprendre comment les différents
acteurs de la médiation interactive s'approprient leur(s)
rôle(s).
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