3.1 Cadrage
de la médiation : les limites de l’interactivité
En présentant
la logique événementielle à laquelle
introduit l’interactivité, nous avons évoqué
une première considération sur le niveau d’interactivité
d’un dispositif en partant du potentiel interactif de chacun
des êtres ; précisons qu’il s’agit d’un
potentiel réciproquement reconnu. C’est sur cette base
que nous présentons plusieurs critères à
partir desquels nous pensons qu’un dispositif est identifiable
à une médiation interactive.
Ces critères
nous permettent d’une part de définir si nous avons
à faire à une médiation interactive,
quand celle-ci s’engage-t-elle, sur quelles bases et quand
prend-elle fin.
La coopération interactive :
le contrat invisible
La médiation
interactive, ne s’engage et ne s’institue comme telle que
si l’utilisateur s’engage dans un discours dont il ne sera
pas le seul énonciateur ou destinataire et si l’acteur
technologique lui renvoie la preuve de sa participation. C’est
un peu la cérémonie du " allo "
qui engage la conversation téléphonique. Nous
parlons d’un acte phatique.
Les compétences
interactives du système apparaissent chaque fois que
ce dernier interprète un acte opératoire d’un
acteur par une transformation du contenu. Les compétences
interactives des acteurs apparaissent chaque fois qu’ils relativisent
leur comportement opératoire aux propriétés
du contenu.
L’interactivité
d’une médiation interactive est circulaire : La
performance du symbolique est relative à la performance
opératoire qui elle même est relative à
la performance symbolique. Le contrat n’est validé
qu’à partir du moment où utilisateur et technique
ont engagé leur coopération.
Pour qu’un dispositif
soit interactif, il faut au moins deux êtres ayant chacun
un niveau d’interactivité supérieur à
zéro. Toutefois, l’interactivité n’est pas constante.
Par exemple, lorsqu’un utilisateur attend le moment opportun
pour agir, il n’y a aucune interactivité qui transparaît
dans le procès de la médiation. Ce qui ne veut
pas dire que l’utilisateur ne peut pas intervenir. Il est
dans ce que nous avons nommé la latence interactive
(voir p.104). Il peut intervenir, mais il ne le fait pas
par intention, par choix. Tant que potentiellement il peut
intervenir, la médiation reste interactive.
L’interactivité hiérarchique
Il y a une différence
hiérarchique entre les différents niveaux d’interactivité
basée sur leur complexité. Les acteurs du dispositif
n’ont pas forcément le même niveau d’investissement
interactif. Comme nous l’avons signalé, les systèmes
mettent, par exemple, rarement en jeu une interactivité
génératrice.
Nous considérerons
néanmoins, que l’interactivité d’un dispositif
est qualifié par l’acteur engageant le niveau d’interactivité
le plus élevé dans la médiation. Et compte
tenu de la définition que nous donnons de l’interactivité,
nous considérerons qu’un dispositif sera interactif,
si, répondant à notre premier critère,
il satisfait aussi au cours de la médiation à
un niveau d’interactivité génératrice.
Si au cours de la médiation,
il n’y a que des interactions de niveau 1 ou 2, nous estimons
qu’il s’agit d’un dispositif d’interdépendances, mais
non-interactif. Il y a entre les acteurs du dispositif une
réaction en chaîne, en cascade.
Ce critère amène
deux précisions :
- L’inconstance du niveau d’interactivité
du dispositif
- L’évolution du niveau d’interactivité
Au cours d’une même
médiation, nous pouvons être amené à
constater une variation d’un niveau d’interactivité.
Il paraît de fait arbitraire de qualifier un dispositif
en fonction d’une seule compétence requise au cours
de la médiation. Toutefois nous postulons au cours
de cette étude que c’est ce moment interactif qui est
le plus déterminant. En effet, si au cours du dispositif,
il n’est à aucun moment nécessaire de formuler
une réponse générative, nous sommes dans
le cadre d’un dispositif automatique assimilable à
un dispositif mécanique ou technique. Nous ne considérons
pas ce type d’échange comme une situation communicationnelle,
mais comme un système opératoire informationnel.
Il ne donne lieu à aucune formulation symbolique.
D’autre part, comme
nous l’avons remarqué en présentant le critère
précédent, la compétence interactive
est susceptible d’évoluer en cours ou hors de la médiation.
Par exemple, les premières
fois qu’un joueur fait un shoot’em up * du type Space
Invaders, son comportement est original. Il met en place des
stratégies et improvise face à l’arrivée
de vagues de soucoupes volantes. Au fur et à mesure
qu’il pratique, s'il constate que le déplacement des
vaisseaux ennemis est fixé, il mettra au point une
stratégie optimisant ses déplacements sur l’écran
et chacun de ses tirs. Lorsqu’il aura atteint une maîtrise
réflexe de sa stratégie, il sera devenu invincible,
mais le dispositif aura perdu sa nature interactive.
Par les deux précisions
que nous venons d’apporter, notre démarche est restrictive
et nous avons tout à fait conscience que nous perdons
une partie de la compréhension du sens dont elles sont
porteuses. En effet, il y a des significations certainement
très fécondes sur l’analyse d’une syntaxe des
niveaux interactifs. De même, en perdant en partie l’évolutivité
des compétences interactives, nous risquons de manquer
en partie les enjeux d’une utilisation de la technologie comme
objet ayant une fonction d’objet transitionnel (au même
titre que le jeu chez le psychologue Donald W WINNICOTT
[37]) ou une fonction hypnotique.
L’acte phatique
La médiation
interactive commence par un acte phatique, un acte par lequel
l’utilisateur institue la médiation.
Tout contact avec un
média commence par un acte phatique (consistant par
exemple à allumer une télévision). Pour
notre part, nous nous intéressons surtout à
l’acte phatique entre l’acteur et le personnage.
Pour que l’acte phatique
ait lieu, il faut que l’acteur ait une conscience de la relativité
d’un changement d’énoncé en fonction de son
action.
Il doit d’abord identifier
la présence d’un énoncé et l’existence
d’un système agissant dessus. C’est à dire qu’il
faut qu’il identifie une interface.
L’acte phatique permet
de situer le personnage et de l’identifier dans l’énoncé.
Là où il y a transformation de l’énoncé
lors de cette acte, il y a manifestation du personnage. A
ce stade, nous ne pouvons distinguer le personnage que s’il
se manifeste par une transformation localisée de l’énoncé,
ou par une transformation globale. La poursuite de l’interaction
et des événements qui la caractérisent
permettent ensuite de qualifier avec plus de précision
la relation entre acteur et personnage. Cet aspect est traité
dans le cadre des événements types.
Il y a deux modes de
manifestation de l’acte phatique. Le premier est lié
à une approche inductive, par tâtonnement du
dispositif. Le second est déductif, il est identifié
avant même que l’acteur passe à l’acte, il est
hérité d’une culture du dispositif. Dans la
mesure où aucun phatique n’est identifié, nous
nous trouvons certainement devant une médiation non-interactive.
Le
phatique empirique
Vers 6 à 8 mois,
nous avons observé qu’un enfant pouvait commencer à
se servir d’une télécommande de télévision
au même titre qu’il se rend compte qu’un clavier peut
éventuellement avoir un effet sur l’image d’un ordinateur.
Mais en général
à cet âge là, l’enfant agit essentiellement
par imitation.
Mes filles venaient
vers l’ordinateur lorsque je travaillais dessus. Souvent elles
essayaient de taper sur le clavier. Mais les gestes étaient
totalement aléatoires. Il leur était impossible
d’utiliser la souris.
Néanmoins, elles
avaient conscience de l’endroit où se manifestaient
leurs actes. Elles avaient conscience a posteriori du rapport
de leur actes avec une quelconque modification du contenu
de l’écran. Le même rapport fonctionnait avec
la télévision et était d’autant plus
visible. Elles appuyaient sur la télécommande
en la regardant et le changement de chaîne leur faisait
brusquement relever la tête en direction de l’écran.
De même lorsqu’elles appuyaient sur le bouton de volume,
le brusque changement de son en provenance de la télé
attirait leur attention en direction de la source qui était
la même que celle de l’image (Si à ce moment
là elles se trouvaient très près de la
télé, elles regardaient en direction des enceintes
de l’appareil et non vers l’écran, mais à une
certaine distance les deux sources se rapprochent).
Il est vrai que sur
l’ordinateur, je n’utilise pas seulement des programmes sonorisés,
et sur un traitement de texte, il n’y a pas beaucoup de transformation
de l’image. Les transformations sont donc moins contrastées
et donc repérables.
Sur ce constat, j’ai
programmé un petit jeu dans lequel l’appui sur n’importe
quelle touche du clavier produisait un son et transformait
l’image affichée.
Pendant plusieurs semaines,
l’attention à l’image a été rétroactive.
Les filles massacraient le clavier et de temps en temps relevaient
la tête. A partir du 8ième mois, elles
ont commencé à agir moins aléatoirement.
C’est à dire que chaque acte sur le clavier a été
soumis à un contrôle visuel. Entre le 12ième
et le 18ième mois, j’ai commencé
à individualiser les fonctions des touches. L’image
ne se transformait qu’à partir d’une seule touche et
elle pouvait être déplacée à l’aide
des touches fléchées du clavier. Sans en maîtriser
le fonctionnement, les touches ont été progressivement
distinguées, comme pour les touches de la télécommande
de la télévision. Et comme c’est le bouton d’arrêt
en vert qui était le plus identifiable, il a fallu
un temps cacher la télécommande pour voir plus
de 15 secondes d’émission consécutive.
On peut dire que c’est
vers le 8ième mois que sont apparus les
premiers phatiques interactifs, lorsqu’il y a eu intentionnalité
de transformer le contenu de l’énoncé.
On retrouve le phatique
empirique dans d’autres usages que ceux de la découverte
de l’interactivité par le petit enfant.
Les néophytes
manifestent aussi l’usage du phatique empirique. Ils essayent
pour " voir ce que ça fait ".
Des utilisateurs plus
chevronnés font aussi usages de stratégies phatiques
empiriques. Lorsque que des copies de logiciels circulent
sans notice de fonctionnement (programmes de démonstration,
jeux piratés…), si l’utilisateur n’a pas eu d’information
sur le logiciel, il peut lui arriver d’essayer à tâtons
de voir où et comment il intervient. Toutefois ce cas
se présente lorsque le phatique culturel a échoué.
Ce sont généralement l’œuvre de gros consommateurs
de logiciels. Quand ils sont à la recherche du phatique,
ils se mettent souvent à essayer aléatoirement
chaque touche du clavier, puis ils passent par une phase beaucoup
plus rigoureuse, ou chaque touche est essayée seule,
puis en combinaison avec d’autres.
Le phatique empirique
est aussi utilisé lors de " plantage "
du système ou lorsque la médiation l’utilisateur
est désactivé par surprise, il perd le contact
avec son personnage. Ces cas se produisent quand il y a un
dysfonctionnement du système qui le bloque. L’énoncé
semble ne pas avoir changé, mais l’utilisateur a perdu
le contact. Comme les procédures " normales "
ne fonctionnent plus, l’utilisateur tente de retrouver le
contact par la " bande " ou s’il n’y arrive
pas, il cherche une clôture complète de la médiation.
Ce cas apparaît aussi lorsque la mise en veille de l’acteur
est trop longue pour l’utilisateur (diffusion d’un document
qu’il ne peut interrompre, temps de réponse trop long).
On identifie un phatique
empirique au fait que l’acteur agit et constate l’effet de
son acte.
Le phatique culturel
Le phatique culturel
est défini en opposition au phatique empirique. Dans
ce cas, l’acteur identifie d’emblée son rôle,
il sait où se trouve son " personnage ".
Il se réfère à l’apparence de l’énoncé.
Le phatique culturel
nécessite une connaissance préalable du dispositif
ou qu’il fasse référence à un autre dispositif
connu par l’utilisateur.
Il est acquis ou transmis
par un apprentissage ou un guide de l’utilisateur.
L’identification commence
par le matériel, identification des lieux de l’interface
(lieu d’action et lieu de perception), ensuite par l’environnement
d’interaction dans lequel se trouve l’énoncé
qui a été localisé.
L’environnement identifié,
l’utilisateur sait quels sont les moyens de son action.
L’acquis est le fruit
d’un usage préalable de ce dispositif. Lorsqu’un utilisateur
se retrouve dans la même situation, il fait référence
à un usage antérieur.
L’identification du
phatique peut aussi être un transfert d’une information
en provenance d’un autre support (guide d’utilisateur, publicité,
critiques de magazine, diffusion d’extraits ou de démonstration).
Mais ce transfert ne se fait automatiquement que si l’utilisateur
a une connaissance antérieure de l’environnement de
l’énoncé.
Le phatique culturel
met tout de suite l’utilisateur dans le " bain ".
C’est ce qui justifie depuis plusieurs années les guerres
numériques de la standardisation et des essais de normalisation
de la pratique.
La maîtrise de
la pratique recouvre des adaptations socio-cognitives, mais
ces pratiques se construisent dans un environnement ayant
certaines règles d’usages de l’interface, un mode d’emploi.
Umberto ECO dans un
article, se plaisait à distinguer les pratiques de
certaines interfaces célèbres en les comparant
avec des religions. Il associait ainsi l’interface graphique
des Macintosh d’Apple à la contemplation de l’icône
chez les catholiques. L’image suffit à adorer. Le système
de ligne de commande DOS, était une approche protestante
de l’informatique. Sobriété, austérité
et nécessité de connaître le texte à
la lettre. Windows devenait alors l’anglicanisme, un mélange
subtil de l’icône derrière laquelle le texte
est visible. Enfin, le système Unix représentait
le Talmud, une interface incompréhensible et totalement
hermétique au non-initié.
Les normes d’usages
des interfaces sont parfois des contraintes éditoriales
fortes. Elles font souvent l’objet de livres dans les contrats
de développement. On peut citer par exemple le livre
vert de Philips qui définit la conception d’un CD-I.
Nintendo impose aussi ses propres critères d’interfaces.
Microsoft ou Apple imposent aussi des normes dans le développement
d’applications pour leurs environnements. Microsoft exige
notamment que dans un menu si un item ouvre une boite de dialogue,
il doit être suivi dans le menu de trois petits points.
Si l’item exécute directement une fonction (qui ne
nécessite pas le paramétrage d’une boite de
dialogue), il ne doit pas être suivi de petits points.
Le non respect de ce type de normes peut condamner le produit
à ne pas avoir le label de compatibilité, entraîner
des poursuites pour rupture de contrat de développement.
Les phatiques culturels
sont activés au regard du symbolique. L’utilisateur
interprète d’abord l’énoncé et ensuite
agit.
Il peut ne pas agir
tout de suite, mais ayant identifié sa position d’action,
il est en latence interactive, c’est à dire qu’il sait
qu’il peut agir, mais intentionnellement il ne le fait pas.
L’énoncé
contient un élément performatif. Sa forme varie
alors en fonction de la nature de l’énoncé.
Cet élément performatif peut être associé
à la globalité de l’énoncé (environnement)
ou à un élément partiel (une icône,
un personnage dans un jeu ou un message du style " appuyer
sur la barre d’espace ").
Dans le dernier cas,
l’utilisateur peut être un néophyte du logiciel,
mais pas de l’ordinateur.
L’absence de phatique
Il n’y a théoriquement
pas d’absence de phatique dans un dispositif interactif. Car
tant qu’il n’y a pas eu ce contact phatique, la médiation
interactive n’est pas engagée. Il existe néanmoins
de nombreuses applications démarrant pendant un temps
en mode non interactif. Elles présentent un titre,
une séquence d’animation ou tout autre document.
On peut considérer
que si l’utilisateur a dû lui-même faire démarrer
l’application, son lancement est un phatique.
Par contre s’il s’agit
d’une application sur un système tournant en boucle
(borne interactive), l’absence de phatique apparaît
comme paradoxal à l’utilisateur qui a identifié
le système. A moins qu’il ne se trouve en face d’un
énoncé performatif lui indiquant qu’il va bientôt
entrer en " scène ", il s’engagera
soit à rechercher un phatique empirique, soit il renoncera.
La clôture de la médiation
Le dispositif cesse
d’être interactif lorsque l’un des acteurs (acteur ou
système) ne peut plus interagir dans la médiation.
La clôture pose la question de la latence. A partir
de quand la latence devient-elle clôture ?
La clôture d’une
médiation interactive se produit lorsqu’il y a rupture
de la circularité entre la sphère opératoire
et la sphère symbolique.
Il n’y a dans l’absolu
qu’une seule clôture définitive : la disparition
définitive d’un des participants de l’interaction.
La question est d’ailleurs
indirectement posée par Jacques PERRIAULT [82]
dans son article sur la construction cognitive et les jeux
vidéo. Il remarque dans ses études, que les
stratégies cognitives permettant de résoudre
des usages informatiques ne s’arrêtent pas avec la machine.
Entre deux séances, les personnes continuent à
travailler mentalement, dans un inconscient cognitif, les
problématiques qu’ils ont rencontré. Ce travail
cognitif est réinvesti dans la séance suivante.
Les joueurs de jeux vidéo connaissent aussi très
bien ce phénomène. Il arrive qu’au cours d’une
partie, leur progression s’arrêtent. Ils ne trouvent
pas de solution ou de stratégie pour passer à
l’étape suivante. Lorsqu’ils reprennent le cours du
jeu quelques jours après, ils passent, sans difficulté
et au démarrage de la session, l’obstacle qu’ils avaient
rencontré précédemment. Ce phénomène
est celui d’un inconscient cognitif. La Représentation
de la médiation est devenue représentation mentale
qui sur une scène intérieure s’est rejouée,
réorganisée.
Rappelons que la latence
interactive correspond à une situation où l’un
des acteurs peut potentiellement agir, mais qu’il ne le fait
pas.
Il ne faut pas confondre
non plus la clôture interactive avec une latence forcée,
qui correspondrait à une suspension momentanée
de l’interactivité (que l’on peut assimiler à
une action durable à réponse différée).
C’est le cas que nous avons cité précédemment
à propos de l’usage d’une vidéo dans un hypermédia.
Comme nous avons créé le terme de latence interactive,
nous ajoutons dans le cas présent celui de suspension
interactive.
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