|
La prédisposition technologique :
topologie de l'interface
A plusieurs reprises, nous avons montré
que divers facteurs transformaient l’usage effectif d’un même
dispositif selon le contexte d’usage ou les compétences
des acteurs. Néanmoins l’ensemble des paramètres
matériels constituant et entourant le dispositif prédéfinissent
les limites d’une interface dans laquelle tout n’est pas possible.
Plutôt que de déterminisme technologique nous
préférons parler de prédisposition technologique.
Le déterminisme technologique restreindrait la potentialité
de la médiation à ses constituants. La médiation
n’est pas enfermée dans la fonctionnalité de
son dispositif, elle évolue et se construit dans le
contexte de son usage. Subversion, détournement sont
au nombre des multiples stratégies que les acteurs
mettent en place pour découvrir, adapter, forcer l’utilisation
du support.
Les prédispositions technologiques
ramènent le cadre de la fonctionnalité aux caractéristiques
liant les éléments du dispositif permettant
aux utilisateurs d’agir et de percevoir. Ces éléments
peuvent être regroupés dans une topologie de
l’interface. Pierre LEVY [53] situe le terme d’interface
comme étant le lieu de contact entre deux systèmes,
comme un espace de transfert, de communication.
Partant d’une définition historique
en informatique, distinguant les interfaces d’entrée
et de sortie, il réfute cette dualité des interfaces
pour n’en conserver qu’une acceptation générique
contenant tous les microdispositifs d’interfaçage d’un
système. Derrière l’interface se trouve tous
les systèmes mécaniques et logiciels d’entrée
et de sortie de données. Chaque système d’interface
se caractérise alors par une architecture complexe
autorisant une somme, une surface d’usages perceptifs et actifs.
L’utilisateur occupe une place dans le dispositif
à partir de laquelle il entretient des rapports de
proximité (contact/distant ou continu/discret) avec
les éléments de l’interface. Au cours de la
seconde partie (p.154), nous avons ainsi caractérisé
des zones d’interactivité. Elles sont constituées
par les conditions matérielles permettant à
l’acteur d’accéder à la représentation
des énoncés et de les actualiser. L’interface
institue des rapports de proximité entre l’acteur et
l’énoncé (et donc entre l’acteur et sa représentation
en tant que personnage).
L’interface crée un environnement
propice au déroulement de la médiation.
- Lorsque l’action est distante, c’est à dire
que l’utilisateur n’a pas besoin d’entretenir un contact
direct avec le système, l’espace virtuel s’ouvre
au champ de mobilité de l’acteur. Ceci produit des
effets d’immersion. L’action est en fait continue, la présence
fait signe.
- Lorsque l’action est contrainte par un maintien du
contact (un clavier, une souris…), l’espace se réduit
à l’effectivité du contact.
Le développement des joypads*,
qui remplacent souvent les joysticks*, privilégie
une ergonomie plus proche de l’investissement kinesthésique
des utilisateurs relativement à leur personnage. Si
le joystick est particulièrement adapté aux
simulations de vol, par sa ressemblance avec les " manches
à balai " des avions, il nécessite
généralement d’être fixé pour retenir
les mouvements de l’utilisateur. D’une part ceci le fragilise
et d’autre part cela restreint l’accompagnement corporel du
mouvement. Le joypad permet d’éviter la crispation
sur la manette et à chaque pouce et index d’être
actifs. Le joypad ne nécessite pas de support et les
pressions des doigts ne le déplacent pas. Ainsi il
peut rester en main quels que soient les mouvements. Un joueur
peut ainsi se lever, se rasseoir, avoir des mouvements de
bras réflexes qui accompagnent un mouvement imaginaire
qui s’identifie à celui du personnage.
Les effets de la prédisposition technologique
sont similaires en matière de perception.
- Lorsque la perception est distante (par exemple
visualisation sur un écran) le champ de l’interface
s’étend aux limites perceptives du support de diffusion.
De telles interfaces élargissent le champ d’interactivité
tout en laissant perceptible la distance entre la sphère
opératoire et la sphère symbolique. L’utilisateur
est dans le cadre d’une médiation spectaculaire où
le rôle d’acteur n’est identifié que par l’effectivité
d’une reproduction de ses actes. En revanche en ouvrant
l’espace physique de la médiation, ce type d’interface
s’inscrit fortement dans un contexte social institutionnalisé
dans la mesure où il peut y avoir des spectateurs
qui assistent à la médiation sans forcément
y prendre part.
- Lors d’une perception par contact (joystick à retour
d’effet, visiocasque), la perception du champ symbolique
se rapproche (d’autant plus que la définition est
fine et fluide) de l’illusion, de la simulation du réel.
L’acteur est immergé dans le symbolique, l’espace
virtuel est fortement individualisé autour du personnage.
Par contre toute rupture du contact crée une rupture
entre le champ symbolique et le champ opératoire.
Il faut noter cependant que le niveau de
définition et certains paramètres dimensionnels
font varier le statut des éléments d’interface
en fonction notamment de l’attitude de l’utilisateur. Par
exemple la position à l’égard d’une source visuelle
du type d’un moniteur changent selon la distance. Plus on
s’éloigne, plus le champ de vision s’élargit
atténuant les effets de pixelisation* de l’image
sur les écrans. L’image est donc plus nette, plus fluide
et apparaît comme plus naturelle. Parallèlement,
la périphérie de la zone d’affichage occupe
une partie plus grande du champ de vision et diminue donc
l’effet d’immersion dans la surface. La zone d’affichage passe
d’un statut d’environnement vers un statut d’objet pris dans
un autre environnement. Le cinéma utilise depuis longtemps
l’importance de la taille de l’écran pour offrir un
spectacle total. Cet exemple est aussi adaptable au traitement
du son. Ainsi, si le volume sonore émis couvre les
sons de l’espace opératoire, il clôture l’espace
de médiation en l’isolant des bruits fonctionnels et
extérieurs. L’interface est alors de type contact.
En sens inverse, si le volume sonore n’occulte pas la perception
d’événements extérieurs à la médiation,
l’acteur sera " décentré "
du personnage. Il sera lui-même, une personne qui peut
entendre le téléphone sonner ou qu’on l’appelle
pour venir à table.
On remarquera que certains systèmes
ont un double statut, actif et perceptif, plus particulièrement
les systèmes de contact. Un joystick à retour
d’effet entre dans ce cadre. Cette interface sert tout autant
à agir qu’à percevoir. Un retrait de l’acteur
n’est pas seulement un passage à l’état de spectateur,
mais un retrait d’une zone d’interactivité en même
temps qu’une modification des conditions de perception. Si
les systèmes de contact amplifient la perméabilité
des champs, ils amplifient aussi les effets de ruptures. Dans
les dispositifs dits de réalité virtuelle, la
mobilité est restreinte. Lorsque l’acteur se sert d’un
visiocasque *,il est collé à son personnage
et à l’environnement de celui-ci. il est obligé
de quitter entièrement la zone d’interactivité
pour décrocher.
Nous avons généralement constaté
une complexité des dispositifs. Ils résultent
généralement d’un mélange de plusieurs
" familles d’interface ". Ces constructions
composites (parfois complémentaires, d’autre fois concurrentes)
au sein des dispositifs nous amènent d’ailleurs à
théoriser une propriété des dispositifs
interactifs que nous présentons ultérieurement
sous l’appellation de multimodalité (voir p.288). La
perméabilité varie aussi en fonction des propriétés
physiques traitées par l’interface. Par exemple, dans
le cas de l’utilisation d’un ordinateur multimédia,
la sensibilité à l’éloignement visuel
est beaucoup plus rapide que l’éloignement sonore.
Cette variation des sources entre elles participe à
la propriété de multimodalité des médiations.
La perméabilité considère l’ensemble
des éléments d’interface comme constituant un
espace virtuel global. La multimodalité traite des
variations de cet espace en fonction de l’usage des interfaces
et de leurs configurations. Dans le cadre de la perméabilité,
les éléments d’interface s’ajoutent. Dans tous
les cas, il n’y a pas de dispositif purement intuitif, le
dispositif ne fait pas l’acteur et il n’y a pas d’évidence
de celui-ci d’emblée, c’est dans sa pratique que l’utilisateur
en mesure et en définit les limites. La perméabilité
est donc définie par les conditions de l’usage qui
étendent l’espace virtuel au-delà de l’interface
par l’usage de celle-ci.
|
|