|
4 La mobilité des
positions
La relation de position entre acteur et personnage
varie au cours des médiations interactives. Selon le
contexte et les circonstances, la perméabilité
au travers des transferts s’oriente vers le champ de l’expérience
ou vers celui du symbolique. Nous repérons trois type
de mobilité :
- Usuelle
- Formelle
- Scénaristique
- La mobilité usuelle
Dans le cadre de l’observation de TELEMATIC
VISION, nous avons rapporté un phénomène
particulièrement remarquable que nous associons à
une propriété de mobilité usuelle des
positions. Nous avons remarqué que dans la durée
de la médiation l’acteur adopte des positions différentes
en fonction de sa maîtrise de l’usage. Rappelons que
nous avons remarqué trois niveaux successif de gestion
du rôle qui se caractérisent par un déplacement
de la relation de l’acteur au personnage.
- L’acclimatation : l’utilisateur est dans une
phase où il a conscience d’agir, mais sa méconnaissance
de l’interface fait qu’il ne peut investir le symbolique
car il est coincé dans les préoccupations
matérialistes du fonctionnement du système
technologique. Le personnage est un témoignage de
l’acquisition progressive des compétences techniques.
- La fusion : Progressivement l’utilisateur
s’affranchit de l’attention porté à la technique.
Il peut alors investir son personnage. Le personnage devient
la clé exploratrice de l’univers enfin maîtrisé.
Quelque soit l’interface, cette période où
la perméabilité du symbolique est la plus
forte. Les processus de transferts symboliques sont plus
sensibles ( et recherché) que les transferts indiciels.
- La relativité : Les limites du personnage
sont perçues comme maîtrisées. Une nouvelle
distance se réinstalle entre l’acteur et le personnage.
Le dispositif s’inscrit dans une perspective principalement
utilitariste (même s’il reste des espaces d’investissements
affectifs). La magie de l’outil cède la place à
la valeur du contenu.
Ces trois étapes sont valables pour
toutes les médiations interactives. La durée
varie ensuite en fonction des compétences de l’utilisateur,
de sa capacité à s’adapter à la complexité
d’une médiation. On remarque que le fait qu’un sujet
ait une forte culture des dispositifs interactifs ne lui fait
pas sauter d’étape, simplement il anticipe plus vite
les limites, les contraintes et les spécificités
de cette nouvelle expérience. Ce phénomène
a d’ailleurs été signalé notamment par
Patricia GREENFIELD [81] ou Jacques PERRIAULT [82]
lorsqu’ils constatent que les " scores "
comparatifs entre groupe de débutants et groupe de
pratiquants ne sont plus très significatifs dès
l’acquisition des règles de fonctionnement. Les différences
restantes tiennent selon notre hypothèse à l’accès
au troisième niveau d’usage. Par exemple Jacques PERRIAULT
signale l’acquisition d’une attention partagée, observée
par Patricia GREENFIELD dans une expérience où
la survenue d’événements est répartie
disproportionnellement sur la surface de l’écran. Les
joueurs les plus performants ont une attention renforcée
sur les zones sensibles. Cette compétence ne peut-être
acquise que si le joueur sait par ses actes où se trouve
son personnage.
Sans étayage chiffré, la plupart
des joueurs de jeu vidéo racontent un phénomène
qu’explique la mobilité. Au début de l’utilisation
d’un nouveau jeu, le joueur reste cantonné à
des petits scores, puis un jour, il a comme une révélation,
il fait exploser son record. Chaque session suivante commence
par un gros score alors que les parties qu’il enchaîne
ensuite (au cours de la même session) ne sont pas aussi
remarquables. Le joueur est entré dans la phase de
fusion, il maîtrise l’interface, mais l’effort de positionnement
est épuisant et sitôt que la concentration du
joueur sur son personnage baisse, il s’expose aux aléas
négatifs du jeu. En revanche avec la pratique, il acquiert
progressivement une connaissance précise du comportement
de son personnage en fonction de ses interventions. Ainsi
son regard peut progressivement se détacher du suivi
du personnage pour se concentrer sur ce qui se passe autour
et ainsi anticiper les prochaines décisions stratégiques.
Dans Tétris, le joueur s’applique
d’abord à essayer de déplacer les briques qui
tombent pour les ranger telles quelles. Puis il tente de maîtriser
les rotations pour orienter les briques. A ce moment là
il commence à mettre en place de véritables
stratégies. Au troisième niveau de compétence
(la relativité), il découvre avec intérêt
la fonction d’aperçu qui pendant la chute d’une pièce
montre qu’elle sera la prochaine pièce.
Avec un traitement de texte, on observera
le même phénomène. L’utilisateur qui ne
maîtrise pas l’interface et tape en regardant constamment
son clavier pour y trouver les touches ne va utiliser le traitement
de texte que pour finaliser son document. Chaque erreur est
traitée au coup par coup. Il ne gagne véritablement
qu’une chose avec l’usage de l’ordinateur sur la machine à
écrire, une économie de papier. On constate
même qu’il utilise facilement les touches de retour
en arrière pour effacer son texte, mais il ne se risque
pas à utiliser les fonctions d’édition lui permettant
de travailler sur une sélection du texte. Progressivement,
il va s’affranchir suffisamment de la préoccupation
du clavier pour commencer à se servir des fonctions
plus avancées du logiciel. Au point qu’il en fait une
surconsommation. On entre dans la phase fusionnelle. Les symptômes
sont variés en fonction des personnalités. On
rencontre ainsi sur les panneaux d’affichage des boulangeries,
dans les bulletins associatifs, les invitations d’anniversaire
une débauche de polices de caractères, en gras,
souligné ou en couleur, avec incrustation massive de
pictogrammes. Dans cette phase, tout document écrit
doit bénéficier de tous les apports de la technologie,
jusqu’à la perversion extrême, trouver une raison
de créer des documents. Socialement, cet utilisateur
est toujours prêt à se porter volontaire pour
faire bénéficier du pouvoir de son nouveau jouet,
voire ami. Christian MICQUEL [106] dans " Mythologies
modernes et micro-informatique, La puce et son dompteur "
évoque le syndrome des " computer widows "
(les veuves de l’ordinateur) qui se manifeste dans la sphère
familiale. Comme la guerre leur aurait pris leur mari, des
épouses sont délaissées par leur conjoint
computophile. L’informatique est leur maîtresse avouable
mais pas moins encombrante et concurrente. Ce phénomène
trouve tout à fait sa place à ce stade, même
si nous ne présumons pas d’explications de ce transfert
d’investissement affectif propre au vécu du couple.
Puis la relation passionnelle s’estompe.
Elle entre dans l’habitude et tous les petits rien qui la
rendait excitante deviennent superflus. L’utilisateur prend
la mesure de l’apport technologique et de sa nécessité.
Il entre dans l’ère de l’efficacité et de la
relativité. Ce passage du fusionnel à la relativité
passant parfois par une étape transitoire de décristallisation.
Cette transition passant par le besoin presque compulsif de
tuer se que l’on a adoré. A cet instant, l’informatique
prend du temps, elle isole, elle ne marche jamais comme on
veut, l’escalade technologique fait qu’on est toujours en
retard d’une guerre ou n’apporte rien de nouveau par rapport
à ce qu’on faisait dix ans avant avec un programme
basique… Les griefs sont légions, souvent justes, mais
leur accumulation est douteuse. Passé cette transition
douloureuse, l’utilisateur s’installe dans un usage rationnalisé
(pas forcément rationné) de son traitement de
texte. La particularité de sa nouvelle pratique réside
dans un usage tempéré de la puissance à
sa disposition. Il recentre son usage sur ce qu’il maîtrise
bien. Lorsqu’une situation nouvelle se présente, il
évalue dans la foulée une solution adaptant
ce qu’il maîtrise plutôt que de partir à
la recherche d’une fonctionnalité qui existe certainement
quelque part.
Ce comportement individuel se retrouve aussi
dans les organisations. L’investissement d’Internet a longtemps
été prudent, puis en l’espace de quelques mois
le nombre de sites a cru de manière exponentiel (par
exemple la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon enregistrait
200 contacts d’entreprises lyonnaise connecté au réseau
en 1998 en 1999, elle en recensait plus de 800). Elle n’avait
aucune raison d’être présente. Un an après,
avoir un site Web est une donnée incontournable de
la politique de communication d’une entreprise, quelque soit
sa taille, son domaine de pratique. Des coiffeurs de quartier
sont venus demander conseil pour définir l’opportunité
de leur présence. Or pour la plupart, le gain se limite
à une visibilité se substituant à l’annuaire
du minitel. Il n’empêche que la démarche effectuée,
les employés des entreprises accèdent généralement
à Internet depuis leur poste de travail. Dans un premier
temps, le contact est timide. Puis l’entreprise engage un
discours d’incitation au nom généralement de
la réactivité avec la clientèle et les
fournisseurs. Ce discours n’a que peu d’écho car il
y a en définitive peu de contact (même si le
moindre e-mail en provenance d’un autre pays semble justifier
l’effort consenti). Par contre, par le truchement de motivation
extra-professionnelle, les employés se mettent à
utiliser massivement l’Internet. Pour des raisons professionnelles,
ils consultent leur site (pour connaître le discours
externe de l’entreprise). Suit un second discours de rationalisation
des coûts. La question est de savoir s’il ne faut pas
recentrer les usages d’Internet sur le corps de métiers.
L’expérience du Minitel nous amène à
penser que ce n’est pas nécessaire, au contraire. Ces
pratiques parallèles sont un investissement en auto-formation.
L’organisation entre dans sa phase fusionnelle. Cette période
est celle de la curiosité. Au cours de cette phase,
les utilisateurs sont friands de découvertes. Ils sont
perméables à l’acquisition de savoirs nouveaux
et en particuliers sur les potentialités que leur offre
leur nouvel outil. Ces connaissances seront réinvesties
dès l’entrée dans la phase de relativité.
Cette mobilité usuelle se traduit
par une évolution de la relation acteur/personnage.
Lors de la phase d’acclimatation, l’adaptation à
la fonctionnalité du dispositif infère une
prédominance du champ de l’expérience. La
rupture sémiotique est maintenue par un jeu d’aller
retour entre l’action et son résultat qui sont déphasés
dans la conceptualisation de la médiation par l’utilisateur.
Il est tantôt d’un coté, tantôt de l’autre.
L’étape fusionnelle inverse la relation, séduit
par le pouvoir de son personnage, l’acteur cherche à
se fondre dans son rôle et marque une médiation
beaucoup plus ancrée dans le champ symbolique.
A partir de la décristallisation, qui marque l’entrée
dans le stade de la relativité, l’utilisateur
s’installe dans une double position. Il différencie
sa relation au personnage de sa relation à la médiation.
Il n’est pas le personnage, mais il l’investit pour accéder
à la médiation. Sa relation est beaucoup plus
subtile. La première étape exige une contrainte,
une nécessité sociale ou affective pour maintenir
l’engagement et la poursuite de l’investissement de la médiation.
Le second stade est motivé par un rapport passionnel,
la troisième étape est beaucoup plus rationnelle
(ce qui n’empêche pas qu’elle soit affective). La double
position permet à l’utilisateur de profiter pleinement
des spécificités du dispositif. La contrainte
fonctionnelle s’est estompée mais la passion est retombée.
Le choix et l’utilisation du dispositif montre que les différents
niveaux de perméabilité du dispositif répondent
suffisamment (ou au mieux) au désir de l’utilisateur.
A partir de cette étape d’ailleurs il devient tout
à fait pertinent de s’intéresser au différents
niveaux de perméabilité que nous nommons la
multimodalité des dispositifs.
- La mobilité formelle
La mobilité formelle est une
propriété de la médiation liée
directement à la juxtaposition de dispositifs
d’interfaces techniques et à leur propriétés.
Un clavier ou une souris nécessitent un contact
volontaire. Sitôt que le contact disparaît,
l’utilisateur devient spectateur. Nous n’irons pas jusqu’à
penser qu’un utilisateur perd le contact avec son personnage
chaque fois qu’il relâche une touche (ce qui peut-être
considéré dans de nombreux cas comme un
phénomène de latence). Néanmoins
ce type d’interface marque une contrainte du système
opératoire pour maintenir le contact. Dès
lors l'investissement d'une médiation n'est pas
le même entre des individus ayant une maîtrise
différente du clavier. Quelqu’un qui frappe au
clavier automatiquement, sans avoir à chercher
ses touches, sans regarder (contrôler) ce qu’il
fait dans la sphère opératoire, investit
plus fortement la sphère symbolique. A l'opposé,
celui qui doit fractionner l'attention de son regard
entre ce qui se passe à l'écran et sur
son clavier, perd à chaque coup d'œil dans la
sphère opératoire le contact avec son
personnage de la sphère symbolique. Cet effet
justifie des efforts dans l’ergonomie des périphériques.
En isolant les quatre touches fléchées
sur un clavier et en les disposant en croix, l’utilisateur
arrive assez facilement à avoir une représentation
haptique de son clavier et la contrainte opératoire
s’efface libérant l’investissement symbolique.
Ainsi selon la nature du dispositif
et sa complexité d’utilisation, l’utilisateur
peut prendre plus ou moins facilement du recul avec
la position de son personnage en se détachant
de celui-ci. Toutefois cette propriété
est directement associée à la propriété
de multimodalité. Les dispositifs d’interface
qui se superposent sont parfois concurrents. Ils réfèrent
à des relativités antagonistes.
- La mobilité scénaristique
Au même titre que la mobilité
formelle, mais cette fois dans le déroulement même
de la médiation, le statut de l’acteur/personnage peut
varier. Les jeux vidéo fournissent souvent une illustration
notoire des manifestation de cette propriété.
Dans les jeux d’arcade où la partie est appréciée
par l’obtention d’un score en points, le jeu commence par
une séquence introductive où le joueur est spectateur.
Il s’agit parfois d’un simple écran de présentation,
parfois d’une séquence vidéo. Cette séquence
crée un contexte. Elle fournit les éléments
de base (les personnages) et situe le contexte symbolique
dans lequel va se dérouler l’action. Moins gourmande
en ressources technologiques par l’absence d’interactivité,
ces séquences sont toujours d’une qualité esthétique
supérieure à celle que l’on retrouvera lors
de la représentation de la partie. On joue sur un lien
de ressemblance entre les éléments d’une séquence
à l’autre. Après être éventuellement
passé par une étape de configuration (où
le joueur paramètre son personnage et qui prolonge
l’identification progressive au contexte), on entre dans la
partie jeu. Selon la mise en scène et la nature précise
du jeu, la " magie " de la perméabilité
se met en place autour de la relation acteur/personnage. Puis
à un moment précis (lorsque le joueur franchit
un niveau de jeu supplémentaire ou lorsqu’il est éliminé,
il est à nouveau détaché d’une relation
fusionnelle basée sur l’empathie avec son personnage
symbolique, pour revenir à une position beaucoup plus
opératoire où son score va être affiché,
où on va lui proposer le cas échéant
de s’identifier (en tant qu’acteur) dans la tableau d’honneur
des meilleurs scores, où il pourra quitter où
recommencer une partie.
Les programmes " sérieux "
n’échappent pas à ces mobilités scénaristiques.
Au démarrage de l’environnement Windows comme de MacOs,
un écran de présentation s’affiche, et il existe
en sortie d’application une série de rites de désengagement
(sauvegarde des dernières modifications, écrans
de remerciement).
|
|